Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/787

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m’est arrivée au fort de mon déménagement. Je viens de revenir dans ma maison du boulevard, dont le séquestre n’était pas levé quand je suis rentré dans Paris. Le triste motif qui m’y ramène est l’opposé de celui qui me la fit construire, le besoin d’économie. Ma fortune, aux trois quarts détruite par une persécution de quatre années, ne me permet pas de payer un autre loyer, pendant que ma maison dépérit faute d’être habitée.

Mon rappel, après bien des travaux, a été honorable ; mais ce qui est perdu est perdu. Heureusement on peut se montrer pauvre, sans être humilié du malaise comme autrefois ; c’est un des biens de la révolution. Je cours après tous mes débris ; car il faut laisser du pain à mes enfants après la mort qui commence à me talonner, comme vous le présumez pour vous-même, quoique vous soyez asthmatique, ce qui, dit-on, est un brevet de longue vie peu agréable ; mais quand on a tout savouré, l’existence presque entière est dans les souvenirs. Heureux celui chez qui le bien peut compenser le mal !

Ma fille est prête d’accoucher : elle est la femme d’un bon jeune homme qui s’obstinait à la vouloir quand on croyait que je n’avais plus rien. Elle, sa mère et moi, avons cru devoir récompenser ce généreux attachement ; cinq jours après mon arrivée, je lui ai fait ce beau présent. Ils auront du pain, mais c’est tout ; à moins que l’Amérique ne s’acquitte envers moi, après vingt ans d’ingratitude.

Je n’aime pas que, dans vos réflexions philosophiques, vous regardiez la dissolution du corps comme l’avenir qui nous est exclusivement destiné ; ce corps-là n’est pas nous : il doit périr sans doute, mais l’ouvrier d’un si bel assemblage aurait fait un ouvrage indigne de sa puissance, s’il ne réservait rien à cette grande faculté à qui il a permis de s’élever jusqu’à sa connaissance. Mon frère, mon ami, mon Gudin, s’entretient souvent avec moi de cet avenir incertain ; et notre conclusion est toujours : Méritons au moins qu’il soit bon ; s’il nous est dévolu, nous aurons fait un excellent calcul ; si nous devons être trompés dans une vue si consolante, le retour sur nous-mêmes, en nous y préparant par une vie irréprochable, a infiniment de douceur.

Le Théâtre-Français vient de reprendre mon dernier essai dramatique, fait en 1791, la Mère coupable. Soit que la perfection du jeu lui ait donné plus de mérite, soit que l’esprit public se tourne avec un goût plus sûr vers les sujets d’une grande moralité, cette pièce a eu un tel succès, que j’en suis étonné moi-même. On m’a violé comme une jeune fille à la première représentation ; il a fallu paraître entre Molé, Fleury et mademoiselle Contat. Mais le public qui demandait l’auteur n’est plus cette assemblée moqueuse de talents qui le font pleurer malgré elle ; ce n’est plus un homme dont le plus sot des nobles se croyait supérieur, que l’on veut voir pour en railler : ce sont des citoyens qui ne connaissent de supériorité que celle accordée au mérite ou aux talents, qui désirent voir l’auteur d’un ouvrage touchant, dont des acteurs, rendus à la citoyenneté, viennent de le faire jouir avec délices. Peut-être s’y est-il mêlé un peu de ce noble désir de dédommager un bon citoyen d’une proscription désastreuse ! Quoi qu’il en soit, moi, qui toute ma vie me suis refusé à cette demande du public, j’ai dû céder ; et cet applaudissement prolongé m’a fait passer dans une situation toute neuve : j’étais loué par mes égaux ; j’ai pu goûter la dignité de l’homme.

En voilà trop sur un pareil sujet. Rappelez-moi à votre épouse respectable.

LETTRE XLVIII.

AU MÊME.

Paris, ce 5 fructidor an V

(27 août 1797).

Vous n’avez pas, mon cher, une juste idée de mes occupations. Le désordre effroyable qu’une proscription de trois ans a mis dans mes affaires, en jetant à vau-l’eau les cinq sixièmes de ma fortune, use mon temps, mes facultés à recueillir me— restes dispersés.

La littérature dramatique exige une sérénité d’esprit qui me manque ; et la Mère coupable ne verrait point le jour, si elle n’eût été finie en 1791. Le temps de ces plaisirs n’existe plus pour moi ; il me faut travailler, lutter contre le malaise, pour empêcher que la grande détresse ne m’atteigne à la fin, ainsi que ma famille. C’est le repos d’esprit qui me manque à l’âge où j’en ai tant besoin !

Mon digne ami Gudin, qui n’a rien dérangé de ses travaux dans la retraite où il s’était fait oublier, rentré chez moi pour notre bonheur réciproque, me soutient, me console, et finit son grand ouvrage.

Je vous envoie un exemplaire de la dernière édition de la Mère coupable, avec un très-peu long discours préliminaire qui est tout ce que mon loisir m’a permis de brocher sur un sujet inépuisable, notre art dramatique français, que je tâche de ranimer plutôt par de bons conseils que par de bons exemples. Vous me le demandez, le voilà.

J’apprends par votre lettre que vous vous faites estimer par des occupations utiles ; la nature vous a donné toute l’étoffe nécessaire pour bien remplir tous les travaux auxquels vous voudrez vous livrer. Les aspérités du jeune âge ont été râpées, adoucies par des frottements très-violents ; vous êtes devenu un honorable citoyen ; ne redescendez jamais de la hauteur où vous voilà, et vous vérifierez pour moi cette assertion morale que j’ai