Vous abusez de mon état et de ma patience. Vous avez juré de me faire mourir de chagrin. Laissez-nous, gardez votre héritage, il est trop cher : aussi bien ma malheureuse fille n’en aura-t-elle peut-être bientôt plus besoin.
Vous n’avez jamais su prendre un parti.
Je l’ai pris, mon parti !
Quel est-il ?
J’irai à la cour… oui, je vais y aller… Je tombe aux pieds du roi : il ne me rejettera pas. (Madame Murer hoche la tête.) Et pourquoi me rejetterait-il ? Il est père… Je l’ai vu embrasser ses enfants.
La belle idée ! Et que lui direz-vous ?
Ce que je lui dirai ? Je lui dirai : Sire… vous êtes père, bon père… je le suis aussi ; mais j’ai le cœur déchiré sur mon fils et sur ma fille. Sire, vous êtes humain, bienfaisant… Quand un des vôtres fut en danger, nous pleurions tous de vos larmes ; vous ne serez pas insensible aux miennes. Mon fils s’est battu, mais en homme d’honneur ; il sert Votre Majesté comme son bisaïeul, qui fut emporté sous les yeux du feu roi ; il sert comme mon père, qui fut tué en défendant la patrie dans les derniers troubles ; il sert comme je servais lorsque j’eus l’honneur d’être blessé en Allemagne… J’ouvrirai mon habit… il verra mon estomac… mes blessures. Il m’écoutera, et j’ajouterai : Un suborneur est venu en mon absence violer notre retraite et l’hospitalité ; il a déshonoré ma fille par un faux mariage… Je vous demande à genoux, sire, grâce pour mon fils et justice pour ma fille.
Mais ce suborneur est un homme qualifié, puissant.
S’il est qualifié, je suis gentilhomme… Enfin, je suis un homme… Le roi est juste ; à ses pieds toutes ces différences d’état ne sont rien : ma sœur, il n’y a d’élévation que pour celui qui regarde d’en bas ; au-dessus tout est égal ; et j’ai vu le roi parler avec bonté au moindre de ses sujets comme au plus grand.
Croyez-moi, monsieur le baron, nous suffirons à notre vengeance.
Oui, vengeance !… et qu’on le livre à toute la rigueur des lois.
Les lois ! la puissance et le crédit les étouffent souvent : et puis c’est demain qu’il prétend se marier. Il faut le prévenir : incertitude ! lenteur ! est-ce ainsi qu’on se venge ? Eh ! la justice naturelle reprend ses droits partout où la justice civile ne peut étendre les siens. (Après un peu de silence, d’un ton plus bas.) Enfin, mon frère, il est temps de vous dire mon secret : avant deux heures le comte sera votre gendre, ou il est mort.
Comment cela ?
Écoutez-moi. J’ai envoyé à milord duc un détail très-étendu des atrocités de son neveu, sans néanmoins lui rien dire de mon projet ; ensuite… votre fille n’a jamais voulu s’y prêter ; mais j’ai écrit pour elle au scélérat, qu’elle attend ce soir.
Il ne viendra pas.
Au coup de minuit… Voici sa réponse. J’ai fait armer vos gens et les miens : vous le surprendrez chez elle. J’ai ici un ministre tout prêt : qu’il tremble à son tour !
Quoi, ma sœur, un guet-apens ! des piéges ?
Y a-t-on regardé de si près pour nous faire le plus sanglant outrage ?
Vous avez raison ; mais quand il arrivera, j’irai au-devant de lui, je l’attaquerai.
Il vous tuera.
Il me tuera ! Eh bien, je n’aurai pas survécu à mon déshonneur.
Scène IV
Va, vieillard indocile, je saurai me passer de toi. J’ai fait le mal, ; c’est à moi seule à le réparer
Scène V
Madame, j’ai entendu essayer une clef à la serrure ; je suis accouru de toutes mes forces.
Rentrons vite. Je vais prendre ma nièce chez elle ; éteignez, éteignez.