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LES DEUX AMIS, ACTE V, SCÈNE XI.

AURELLY.

Je n’avais à vous offrir, pour mon ami, que des effets qui se trouvent embarrassés : je reprends mon mandat. Votre argent est encore dans ma caisse, et Dieu me garde d’en user ! Dabins, reportez-le chez monsieur de Mélac, et moi… je vais subir mon sort.

MÉLAC PÈRE.

Arrêtez ! je ne le reçois pas.

AURELLY.

Qu’est-ce à dire, Mélac ?

MÉLAC PÈRE.

Malheureux Dabins !…

AURELLY.

Me croyez-vous assez indigne…

MÉLAC PÈRE.

Monsieur de Saint-Alban ! il serait horrible à vous d’abuser d’un secret que vous ne devez qu’à notre confiance. — Non, je jure que l’argent n’y rentrera pas.

AURELLY.

Veux-tu me causer plus de chagrins que tu n’as espéré de m’en épargner ?

MÉLAC FILS, avec ardeur.

Monsieur Aurelly, ne refusez point !

PAULINE.

Monsieur de Saint-Alban !…

MÉLAC FILS, à Saint-Alban.

Vous aimez la vertu ?

MÉLAC PÈRE.

Laisserez-vous périr son plus digne soutien ?

AURELLY, avec enthousiasme.

Que faites-vous, mes amis ? Pour m’empêcher d’être malheureux, vous devenez tous coupables. Oubliez-vous qu’un excès de générosité vient d’égarer l’homme le plus juste ? Et s’il eut tort de toucher à cet argent, qui m’excuserait d’oser le retenir ?

MÉLAC PÈRE.

Le consentement que nous lui demandons.

AURELLY.

Qu’il se laisse soupçonner ? L’amitié t’a rendu capable de cet effort : mais si je n’ai pu, sans crime, accepter ce service de toi, quel nom mérite la séduction que vous employez tous pour l’obtenir de lui ? À Saint-Alban.) Vous êtes de sang-froid, monsieur ; jugez-nous.

SAINT-ALBAN.

De sang-froid ! Ah ! messieurs ! ô famille respectable ! me croyez-vous une âme insensible, pour l’attaquer avec cette violence ? Vous demandez un jugement !…

MÉLAC FILS.

Et nous jurons de l’accomplir.

SAINT-ALBAN.

Il est écrit dans le cœur de tous les gens honnêtes ; permettez seulement que j’y ajoute un mot. — Aurelly, prouvez-moi votre estime, en m’acceptant pour seul créancier.

AURELLY.

Vous, monsieur ?

SAINT-ALBAN.

Je l’exige. Et vous, monsieur de Mélac, conservez votre place, honorez-la longtemps. Unissez à votre fils cette jeune personne, qui s’en est rendue si digne en sacrifiant pour vous toute sa fortune.

MÉLAC PÈRE.

Ce serait ma plus chère envie. Mon fils l’adore ; et, si mon ami ne s’y opposait pas…

AURELLY, confus.

Savez-vous qui elle est ?

MÉLAC PÈRE, avec effusion.

J’aurais bien dû le deviner ! le cœur d’un père se trahit mille fois le jour. Elle est ta fille, ta généreuse fille, et je te la demande pour mon fils.

AURELLY.

Tu me la demandes ! Ah ! mon ami !

(Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre.)
MÉLAC FILS, à Pauline.

Mon père consent à notre union !

PAULINE.

C’est le plus grand de ses bienfaits.

SAINT-ALBAN.

Aurelly, rendez-moi votre mandat, je pars ; soyez tranquille. Vos effets de Paris me seront remis promptement, ou je supplée à tout.

AURELLY.

De vos biens ?

SAINT-ALBAN.

Puissent-ils être toujours aussi heureusement employés ! Vous m’avez appris comme on jouit de ses sacrifices. En vain je vous admire, si votre exemple ne m’élève pas jusqu’à l’honneur de l’imiter. — Nous compterons à mon retour.

(Chacun exprime son admiration.)
AURELLY, transporté.

Monsieur… je me sens digne d’accepter ce service : car, à votre place, j’en aurais fait autant. Pressez donc votre retour : venez marier ces jeunes gens que vous comblez de bienfaits.

MÉLAC PÈRE.

Pourquoi retarder leur bonheur ? Unissons-les ce soir même. Eh ! quelle joie, mes amis, de penser qu’un jour aussi orageux pour le bonheur n’a pas été tout à fait perdu pour la vertu !


FIN DES DEUX AMIS.