Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/152

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à l’œil qui le suit, et la passion la plus fougueuse semble alors naître et sortir de la plus douce ivresse. Impétueux, turbulent, il exprime une colère si bouillante et si vraie, qu’il m’arrache à mon siége et me fait froncer le sourcil. Mais, reprenant soudain le geste et l’accent d’une volupté paisible, il erre nonchalamment avec une grâce, une mollesse et des mouvements si délicats, qu’il enlève autant de suffrages qu’il y a de regards attachés sur sa danse enchanteresse.

Compositeurs ! chantez comme il danse, et nous aurons, au lieu d’opéras, des mélodrames ! Mais j’entends mon éternel censeur (je ne sais plus s’il est d’ailleurs ou de Bouillon) qui me dit : Que prétend-on par ce tableau ? Je vois un talent supérieur, et non la danse en général. C’est dans sa marche ordinaire qu’il faut saisir un art pour le comparer, et non dans ses efforts les plus sublimes. N’avons-nous pas…

— Je l’arrête à mon tour. Eh quoi ! si je veux peindre un coursier et me former une juste idée de ce noble animal, irai-je le chercher hongre et vieux, gémissant au timon du fiacre, ou trottinant sous le plâtrier qui siffle ? Je le prends au haras, fier étalon, vigoureux, découplé, l’œil ardent, frappant la terre et soufflant le feu par les naseaux ; bondissant de désirs et d’impatience, ou fendant l’air qu’il électrise, et dont le brusque hennissement réjouit l’homme, et fait tressaillir toutes les cavales de la contrée. Tel est mon danseur.

Et quand je crayonne un art, c’est parmi les plus grands sujets qui l’exercent que j’entends choisir mes modèles ; tous les efforts du génie… Mais je m’éloigne trop de mon sujet ; revenons au Barbier de Séville… ou plutôt, monsieur, n’y revenons pas. C’est assez pour une bagatelle. Insensiblement je tomberais dans le défaut reproché trop justement à nos Français, de toujours faire de petites chansons sur les grandes affaires, et de grandes dissertations sur les petites.

Je suis, avec le plus profond respect,

Monsieur,
Votre très-humble et très-obéissant serviteur,
L’Auteur.


PERSONNAGES


(Les habits des acteurs doivent être dans l’ancien costume espagnol.)

Le comte ALMAVIVA, grand d’Espagne, amant inconnu de Rosine, paraît, au premier acte, en veste et culotte de satin ; il est enveloppé d’un grand manteau brun, ou cape espagnole ; chapeau noir rabattu, avec un ruban de couleur autour de la forme. Au deuxième acte : habit uniforme de cavalier, avec des moustaches et des bottines. Au troisième : habillé en bachelier, cheveux ronds, grande fraise au cou ; veste, culotte, bas et manteau d’abbé. Au quatrième acte, il est vêtu superbement à l’espagnole avec un riche manteau ; par-dessus tout, le large manteau brun dont il se tient enveloppé.

BARTHOLO, médecin, tuteur de Rosine : habit noir, court, boutonné ; grande perruque ; fraise et manchettes relevées ; une ceinture noire ; et, quand il veut sortir de chez lui, un long manteau écarlate.

ROSINE, jeune personne d’extraction noble, et pupille de Bartholo ; habillée à l’espagnole.

FIGARO, barbier de Séville : en habit de major espagnol. La tête couverte d’un rescille, ou filet ; chapeau blanc, ruban de couleur autour de la forme, un fichu de soie attaché fort lâche à son cou, gilet et haut-de-chausses de satin, avec des boutons et boutonnières frangés d’argent ; une grande ceinture de soie, les jarretières nouées avec des glands qui pendent sur chaque jambe ; veste de couleur tranchante, à grands revers de la couleur du gilet ; bas blancs et souliers gris.

DON BASILE, organiste, maître à chanter de Rosine : chapeau noir rabattu, soutanelle et long manteau, sans fraise ni manchettes.

LA JEUNESSE, vieux domestique de Bartholo.

L’ÉVEILLÉ, autre valet de Bartholo, garçon niais et endormi. Tous deux habillés en Galiciens ; tous les cheveux dans la queue ; gilet couleur de chamois ; large ceinture de peau avec une boucle ; culotte bleue et veste de même, dont les manches, ouvertes aux épaules pour le passage des bras, sont pendantes par derrière.

UN NOTAIRE.

UN ALCADE, homme de justice, avec une longue baguette blanche à la main.

Plusieurs alguazils et valets, avec des flambeaux.


La scène est à Séville, dans la rue et sous les fenêtres de Rosine, au premier acte ; et le reste de la pièce dans la maison du docteur Bartholo.


ACTE PREMIER


(Le théâtre représente une rue de Séville, où toutes les croisées sont grillées.)

Scène I

LE COMTE seul, en grand manteau brun et chapeau rabattu. Il tire sa montre en se promenant.

Le jour est moins avancé que je ne croyais. L’heure à laquelle elle a coutume de se montrer derrière sa jalousie est encore éloignée. N’importe ; il vaut mieux arriver trop tôt que de manquer l’instant de la voir. Si quelque aimable de la cour pouvait me deviner à cent lieues de Madrid, arrêté tous les matins sous les fenêtres d’une femme à qui je n’ai jamais parlé, il me prendrait pour un Espagnol du temps d’Isabelle. — Pourquoi non ? Chacun court après le bonheur. Il est pour moi dans le cœur de Rosine. — Mais quoi ! suivre une femme à Séville, quand Madrid et la cour offrent de toutes parts des plaisirs si faciles ? — Et c’est cela même que je fuis ! Je suis las des conquêtes que l’intérêt, la convenance ou la vanité nous présentent sans cesse. Il est si doux d’être aimé pour soi-même ! et si je pouvais m’assurer sous ce déguisement… Au diable l’importun !



Scène II

FIGARO, le COMTE, caché.
Figaro, une guitare sur le dos attachée en bandoulière avec un large ruban ; il chantonne gaiement, un papier et un crayon à la main.

Bannissons le chagrin,
Il nous consume :