Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/196

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loges, prêts à se moquer de l’auteur, et se retirant aussitôt pour celer un peu de grimace ; emportés par un mot de la scène, et soudainement rembrunis par le pinceau du moraliste : au plus léger trait de gaieté, jouer tristement les étonnés, prendre un air gauche en faisant les pudiques, et regardant les femmes dans les yeux, comme pour leur reprocher de soutenir un tel scandale ; puis, aux grands applaudissements, lancer sur le public un regard méprisant, dont il est écrasé ; toujours prêts à lui dire comme ce courtisan dont parle Molière, lequel, outré du succès de l’École des femmes, criait des balcons au public, Ris donc, public, ris donc ! En vérité, c’est un plaisir, et j’en ai joui bien des fois.

Celui-là m’en rappelle un autre. Le premier jour de la Folle Journée, on s’échauffait dans le foyer (même d’honnêtes plébéiens) sur ce qu’ils nommaient spirituellement mon audace. Un petit vieillard sec et brusque, impatienté de tous ses cris, frappe le plancher de sa canne, et dit en s’en allant : Nos Français sont comme les enfants qui braillent quand on les éberne. Il avait du sens, ce vieillard ! Peut-être on pouvait mieux parler : mais pour mieux penser, j’en défie.

Avec cette intention de tout blâmer, on conçoit que les traits les plus sensés ont été pris en mauvaise part. N’ai-je pas entendu vingt fois un murmure descendre des loges à cette réponse de Figaro ?

Le Comte

Une réputation détestable !

Figaro

Et si je vaux mieux qu’elle, y a-t-il beaucoup de seigneurs qui puissent en dire autant ?

Je dis, moi, qu’il n’y en a point, qu’il ne saurait y en avoir, à moins d’une exception bien rare. Un homme obscur ou peu connu peut valoir mieux que sa réputation, qui n’est que l’opinion d’autrui. Mais de même qu’un sot en place en paraît une fois plus sot, parce qu’il ne peut plus rien cacher ; de même un grand seigneur, l’homme élevé en dignités, que la fortune et sa naissance ont placé sur le grand théâtre, et qui, en entrant dans le monde, eut toutes les préventions pour lui, vaut presque toujours moins que sa réputation, s’il parvient à la rendre mauvaise. Une assertion si simple et si loin du sarcasme devait-elle exciter le murmure ? Si son application paraît fâcheuse aux grands peu soigneux de leur gloire, en quel sens fait-elle épigramme sur ceux qui méritent nos respects ? et quelle maxime plus juste au théâtre peut servir de frein aux puissants, et tenir lieu de leçon à ceux qui n’en reçoivent point d’autres ?

« Non qu’il faille oublier » (a dit un écrivain sévère ; et je me plais à le citer, parce que je suis de son avis), « non qu’il faille oublier, dit-il, ce qu’on doit aux rangs élevés : il est juste, au contraire, que l’avantage de la naissance soit le moins contesté de tous, parce que ce bienfait gratuit de l’hérédité, relatif aux exploits, vertus ou qualités des aïeux de qui le reçut, ne peut aucunement blesser l’amour-propre de ceux auxquels il fut refusé ; parce que, dans une monarchie, si l’on ôtait les rangs intermédiaires, il y aurait trop loin du monarque aux sujets ; bientôt on n’y verrait qu’un despote et des esclaves : le maintien d’une échelle graduée du laboureur au potentat intéresse également les hommes de tous les rangs, et peut-être est le plus ferme appui de la constitution monarchique. »

Mais quel auteur parlait ainsi ? qui faisait cette profession de foi sur la noblesse, dont on me suppose si loin ? C’était Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais, plaidant par écrit au Parlement d’Aix, en 1778, une grande et sévère question qui décida bientôt de l’honneur d’un noble et du sien. Dans l’ouvrage que je défends, on n’attaque point les États, mais les abus de chaque état : les gens seuls qui s’en rendent coupables ont intérêt à le trouver mauvais ; voilà les rumeurs expliquées : mais quoi donc ! les abus sont-ils devenus si sacrés, qu’on n’en puisse attaquer aucun sans lui trouver vingt défenseurs ?

Un avocat célèbre, un magistrat respectable, iront-ils donc s’approprier le plaidoyer d’un Bartholo, le jugement d’un Brid’oison ? Ce mot de Figaro sur l’indigne abus des plaidoiries de nos jours (c’est dégrader le plus noble institut) a bien montré le cas que je fais du noble métier d’avocat ; et mon respect pour la magistrature ne sera pas plus suspecté, quand on saura dans quelle école j’en ai recherché la leçon, quand on lira le morceau suivant, aussi tiré d’un moraliste, lequel parlant des magistrats, s’exprime en ces termes formels :

« Quel homme aisé voudrait, pour le plus modique honoraire, faire le métier cruel de se lever à quatre heures, pour aller au Palais tous les jours s’occuper, sous des formes prescrites, d’intérêts qui ne sont jamais les siens ? d’éprouver sans cesse l’ennui de l’importunité, le dégoût des sollicitations, le bavardage des plaideurs, la monotonie des audiences, la fatigue des délibérations, et la contention d’esprit nécessaire aux prononcés des arrêts, s’il ne se croyait pas payé de cette vie laborieuse et pénible par l’estime et la considération publique ? Et cette estime est-elle autre chose qu’un jugement, qui n’est même aussi flatteur pour les bons magistrats qu’en raison de sa rigueur excessive contre les mauvais ? »

Mais quel écrivain m’instruisait ainsi par ses leçons ? Vous allez croire encore que c’est Pierre-Augustin ; vous l’avez dit, c’est lui, en 1773, dans son quatrième mémoire, en défendant jusqu’à la mort sa triste existence, attaquée par un soi-disant magistrat. Je respecte donc hautement ce que chacun doit honorer, et je blâme ce qui peut nuire.

— Mais dans cette Folle Journée, au lieu de saper les abus, vous vous donnez des libertés très répréhensibles au théâtre : votre monologue surtout contient, sur les gens disgraciés, des traits qui passent la licence ! — Eh ! croyez-vous, messieurs, que j’eusse un talisman pour tromper, séduire, enchaîner la censure et l’autorité, quand je leur soumis mon ouvrage ? Que je n’aie pas dû justifier ce que j’avais osé écrire ? Que fais-je dire à Figaro, parlant à l’homme déplacé ? Que les sottises imprimées n’ont d’importance qu’aux lieux où l’on en gêne le cours. Est-ce donc là une vérité d’une conséquence dangereuse ? Au lieu de ces inquisitions puériles et fatigantes, et qui seules donnent de l’importance à ce qui n’en aurait jamais ; si, comme en Angleterre, on était assez sage ici pour traiter les sottises avec ce mépris qui les tue ; loin de sortir du vil fumier qui les enfante, elles y pourriraient en germant, et ne se propageraient point. Ce qui multiplie les libelles est la faiblesse de les craindre ; ce qui fait vendre les sottises est la sottise de les défendre.

Et comment conclut Figaro ? Que, sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloge flatteur, et qu’il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits. Sont-ce là des hardiesses coupables, ou bien des aiguillons de gloire ? des moralités insidieuses, ou des maximes réfléchies, aussi justes qu’encourageantes ?

Supposez-les le fruit des souvenirs. Lorsque, satisfait du présent, l’auteur veille pour l’avenir dans la critique du passé, qui peut avoir droit de s’en plaindre ? Et si, ne désignant ni temps, ni lieu, ni personnes, il ouvre la voie au théâtre à des réformes désirables, n’est-ce pas aller à son but ?

La Folle Journée explique donc comment, dans un