Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/198

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Enfin, le bruit croissant toujours, pour arranger l’affaire avec douceur, j’ai laissé le mot Ursulines à la place où je l’avais mis : chacun alors content de soi, de tout l’esprit qu’il avait montré, s’est apaisé sur Ursulines, et l’on a parlé d’autre chose.

Je ne suis point, comme l’on voit, l’ennemi de mes ennemis. En disant bien du mal de moi, ils n’en ont point fait à ma pièce ; et s’ils sentaient seulement autant de joie à la déchirer que j’eus de plaisir à la faire, il n’y aurait personne d’affligé. Le malheur est qu’ils ne rient point ; et ils ne rient point à ma pièce, parce qu’on ne rit point à la leur. Je connais plusieurs amateurs qui sont même beaucoup maigris depuis le succès du Mariage : excusons donc l’effet de leur colère.

À des moralités d’ensemble et de détail, répandues dans les flots d’une inaltérable gaieté ; à un dialogue assez vif, dont la facilité nous cache le travail, si l’auteur a joint une intrigue aisément filée, où l’art se dérobe sous l’art, qui se noue et se dénoue sans cesse à travers une foule de situations comiques, de tableaux piquants et variés qui soutiennent, sans la fatiguer, l’attention du public pendant les trois heures et demie que dure le même spectacle (essai que nul homme de lettres n’avait encore osé tenter) ; que reste-t-il à faire à de pauvres méchants que tout cela irrite ? attaquer, poursuivre l’auteur par des injures verbales, manuscrites, imprimées : c’est ce qu’on a fait sans relâche. Ils ont même épuisé jusqu’à la calomnie, pour tâcher de me perdre dans l’esprit de tout ce qui influe en France sur le repos d’un citoyen. Heureusement que mon ouvrage est sous les yeux de la nation, qui depuis dix grands mois le voit, le juge et l’apprécie. Le laisser jouer tant qu’il fera plaisir est la seule vengeance que je me sois permise. Je n’écris point ceci pour les lecteurs actuels : le récit d’un mal trop connu touche peu ; mais dans quatre-vingts ans il portera son fruit. Les auteurs de ce temps-là compareront leur sort au nôtre ; et nos enfants sauront à quel prix on pouvait amuser leurs pères.

Allons au fait ; ce n’est pas tout cela qui blesse. Le vrai motif qui se cache, et qui dans les replis du cœur produit tous les autres reproches, est renfermé dans ce quatrain :

Pourquoi ce Figaro qu’on va tant écouter,
Est-il avec fureur déchiré par les sots ?
Recevoir, prendre et demander :
Voilà le secret en trois mots !

En effet, Figaro parlant du métier de courtisan, le définit dans ces termes sévères. Je ne puis le nier, je l’ai dit. Mais reviendrai-je sur ce point ? Si c’est un mal, le remède serait pire : il faudrait poser méthodiquement ce que je n’ai fait qu’indiquer ; revenir à montrer qu’il n’y a point de synonyme, en français, entre l’homme de la cour, l’homme de cour, et le courtisan par métier.

Il faudrait répéter qu’homme de la cour peint seulement un noble état ; qu’il s’entend de l’homme de qualité, vivant avec la noblesse et l’éclat que son rang lui impose ; que si cet homme de la cour aime le bien par goût, sans intérêt ; si, loin de jamais nuire à personne, il se fait estimer de ses maîtres, aimer de ses égaux, et respecter des autres ; alors cette acception reçoit un nouveau lustre, et j’en connais plus d’un que je nommerais avec plaisir, s’il en était question.

Il faudrait montrer qu’homme de cour, en bon français, est moins l’énoncé d’un état que le résumé d’un caractère adroit, liant, mais réservé ; pressant la main de tout le monde en glissant chemin à travers ; menant finement son intrigue avec l’air de toujours servir ; ne se faisant point d’ennemis, mais donnant près d’un fossé, dans l’occasion, de l’épaule au meilleur ami, pour assurer sa chute et le remplacer sur la crête ; laissant à part tout préjugé qui pourrait ralentir sa marche ; souriant à ce qui lui déplaît, et critiquant ce qu’il approuve, selon les hommes qui l’écoutent ; dans les liaisons utiles de sa femme ou de sa maîtresse, ne voyant que ce qu’il doit voir : enfin…

Prenant tout, pour le faire court,
En véritable homme de cour.

La Fontaine.

Cette acception n’est pas aussi défavorable que celle du courtisan par métier, et c’est l’homme dont parle Figaro.

Mais quand j’étendrais la définition de ce dernier ; quand parcourant tous les possibles, je le montrerais avec son maintien équivoque, haut et bas à la fois ; rampant avec orgueil, ayant toutes les prétentions sans en justifier une ; se donnant l’air du protégement pour se faire chef de parti ; dénigrant tous les concurrents qui balanceraient son crédit ; faisant un métier lucratif de ce qui ne devrait qu’honorer ; vendant ses maîtresses à son maître ; lui faisant payer ses plaisirs, etc., etc., etc., et quatre pages d’etc. ; il faudrait toujours revenir au distique de Figaro :

Recevoir, prendre et demander,
Voilà le secret en trois mots.

Pour ceux-ci, je n’en connais point ; il y en eut, dit-on, sous Henri III, sous d’autres rois encore ; mais c’est l’affaire de l’historien ; et quant à moi, je suis d’avis que les vicieux du siècle en sont comme les saints, qu’il faut cent ans pour les canoniser. Mais puisque j’ai promis la critique de ma pièce, il faut enfin que je la donne.

En général, son grand défaut est que je ne l’ai point faite en observant le monde ; qu’elle ne peint rien de ce qui existe, et ne rappelle jamais l’image de la société où l’on vit ; que ses mœurs, basses et corrompues, n’ont pas même le mérite d’être vraies. Et c’est ce qu’on lisait dernièrement dans un beau discours imprimé, composé par un homme de bien, auquel il n’a manqué qu’un peu d’esprit pour être un écrivain médiocre. Mais, médiocre ou non, moi qui ne fis jamais usage de cette allure oblique et torse avec laquelle un sbire, qui n’a pas l’air de vous regarder, vous donne du stylet au flanc, je suis de l’avis de celui-ci. Je conviens qu’à la vérité la génération passée ressemblait beaucoup à ma pièce ; que la génération future lui ressemblera beaucoup aussi ; mais que, pour la génération présente, elle ne lui ressemble aucunement ; que je n’ai jamais rencontré ni mari suborneur, ni seigneur libertin, ni courtisan avide, ni juge ignorant ou passionné, ni avocat injuriant, ni gens médiocres avancés, ni traducteur bassement jaloux. Et que si des âmes pures, qui ne s’y reconnaissent point du tout, s’irritent contre ma pièce et la déchirent sans relâche, c’est uniquement par respect pour leurs grands-pères et sensibilité pour leurs petits-enfants. J’espère, après cette déclaration, qu’on me laissera bien tranquille : ET J’AI FINI.