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xiv
VIE DE BEAUMARCHAIS.

les péripéties avec une si complaisante fantaisie, et cherchera ainsi la justification où déjà il a trouvé le prétexte.

Il eut en Espagne de grands succès d’esprit et de musique. Causeur, chanteur et harpiste, il fit merveille, mais ce fut tout. Quoi qu’il tentât avec « cette facilité de conception » qu’il avouait être une de ses forces[1], et avec cette ardeur d’activité qui ne laissait pas « la gaieté du soir gâter le travail du matin[2] », il ne put, au milieu de l’universelle inertie, aboutir à quoi que ce fût. Il n’en rapporta rien que ce qu’il avait apporté : des chansons ! Au retour, le plus fort de son bagage était les séguedilles castillanes ou andalouses, dont à cette époque déjà il songeait à disposer les airs sur les couplets d’une farce qu’il avait faite pour une des fêtes d’Étioles, et qui, après avoir failli devenir ainsi un opéra-comique pour les comédiens italiens, fut définitivement la comédie du Barbier de Séville, pour le Théâtre-Français.

Faire des pièces était sa visée alors, sa préoccupation nouvelle. Dégoûté des affaires par celles qu’il avait manquées en Espagne, et par la tournure défavorable de certains intérêts qu’il avait dans notre colonie de Saint-Domingue, où, sans cela peut-être, il se serait retiré, en quittant Madrid ; moins engoué de la cour, où son trop d’aplomb avait fini par faire baisser son succès, et où, lorsqu’il y revint, il ne ressaisit pas son crédit ; un peu désenchanté de l’amour, qu’il s’était avisé de prendre au sérieux avant son départ, et qui, pour l’en récompenser, lui fit retrouver au retour celle qu’il aimait prête à oublier ce qu’elle avait juré, pour épouser un de ses amis ; il songeait à se consoler de toutes ces déceptions, de toutes ces déconvenues par le théâtre, qui, lui-même, vous en réserve bien d’autres. La pièce qu’il fit alors fut conforme à ses mélancolies ; elles en expliquent même le genre et le ton si peu ordinaires chez lui. Ce fut un drame — nous pouvons lui donner ce nom, puisqu’elle fut, comme le remarque Gudin[3], la première à oser le prendre — ce fut Eugénie ou la Vertu malheureuse, ainsi que disait le sous-titre[4], qui ne fut pas conservé, et que je regrette : il nous donne, mieux que tout le reste, le mot de ces cinq actes larmoyants, de cet imbroglio éploré où, dans un sentimentalisme renouvelé de Richardson, et avec la phraséologie dont les drames de Diderot, alors une des plus ferventes admirations de Beaumarchais[5], avaient mis l’emphase à la mode, se mêlent et se noient les éléments les plus divers, les idées les plus disparates : un épisode du Diable boiteux, de Lesage, quelques lambeaux de Clarisse Barlowe, quelques autres de la Miss Jenny de madame Riccoboni, des réminiscences de l’aventure de Clavijo avec la sœur de l’auteur, etc., etc.

Quoiqu’il eut grand’peine à douter d’une chose dès qu’il s’en voulait bien mêler, Beaumarchais eut des craintes pour ce coup d’essai, et ne négligea rien de ce qui pourrait l’y aider. Pour avoir tout à lui les comédiens, il leur donna sa pièce, sans prétendre à aucun droit ; et pour se rallier les gens de cour, il la communiqua aux plus éclairés : le duc d’Orléans, le duc de Noailles, et sa fille madame de Tessé, M. de Nivernais, etc. Il alla même jusqu’à vouloir présenter à Mesdames « cet enfant de sa sensibilité. » Il leur écrivit pour obtenir de leur lire ses cinq actes, « afin qu’ils fussent honorés de leurs larmes, comme l’auteur l’avait toujours été de leurs bienfaits[6]. » Nous doutons qu’il y parvint. Son crédit près d’elles, nous l’avons dit, décroissait alors, et cela, il n’en faut pas douter, à cause de ces « frasques » de fatuité et d’aplomb dont nous avons parlé, d’après Collé et Rivarol. C’est à partir de ce moment que nous ne le trouvons plus dans leur monde.

  1. Voir une de ses lettres de Madrid, citée par M. de Loménie, I, p. 139.
  2. Id., p. 142.
  3. Édition des Œuvres, t. VII, p. 224.
  4. Mémoires secrets, t. III, p. 140.
  5. Gudin, Mânes de Louis XV, 1777, in-8, p. 127.
  6. Extrait de sa lettre, citée par M. de Loménie, t. I, p. 205.