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VIE DE BEAUMARCHAIS.

une, et tous deux montent, pour aller chez lui, dans le carrosse de Beaumarchais où, chemin faisant, M. de Chaulne ne cesse de l’invectiver des injures les plus ignobles, « les plus crochetorales, » c’est son mot. Arrivés chez M. de Turpin, ils le trouvent qui sort et leur dit qu’il ne pourra se mettre à leur disposition qu’après quatre heures. Beaumarchais se fait alors ramener chez lui, malgré le duc, qui veut l’entraîner à son hôtel et, pendant toute la route, menace de le poignarder s’il n’y consent pas.

Quand ils sont rue de Condé, chez Beaumarchais, le duc semble un instant plus calme. Le dîner est prêt, il accepte d’y prendre place ; mais tout à coup sa fureur le reprend, il se jette sur l’épée que Beaumarchais sans défiance vient de quitter, et il veut l’en percer. Beaumarchais pare le coup, prend à bras le corps M. de Chaulne, et pendant que celui-ci lui déchire le visage avec ses ongles il le pousse jusqu’à la cheminée et sonne. Tous ses valets montent, le cuisinier en tête, qui, aussi vigoureux que le duc, saisit une bûche pour l’assommer. « Désarmez-le seulement, » dit Beaumarchais, et la rixe recommence de plus belle avec coups et avec cris, dont le plus étrange est celui-ci de M. de Chaulne à qui Beaumarchais a riposté enfin par un coup de poing en plein visage : « Misérable ! tu frappes un duc et pair ! »

Cette lutte folle, dont nous ne pouvons suivre toutes les reprises et toutes les péripéties, ne cesse qu’après que M. de Chaulne, qui, acculé à l’escalier, a roulé jusqu’en bas avec Beaumarchais, et s’est relevé son épée en main pour blesser le laquais à la tête, percer le bras du cuisinier et couper à moitié le nez du cocher, s’est enfin laissé désarmer par le commissaire Chenu, que Gudin revenu tout exprès pour ce dénouement est allé chercher.

L’affaire, avec un furieux comme M. de Chaulne, qui s’en alla partout renouveler ses menaces contre son ennemi ; et avec un railleur comme Beaumarchais, qui le soir même, encore saignant de ses écorchures, courut tout conter dans son monde et en faire des gorges chaudes, ne pouvait que s’ébruiter et avoir des suites. Le tribunal des maréchaux s’en saisit. Le duc s’expliqua par un Mémoire, et Beaumarchais par un autre que M. de Loménie a retrouvé, et qui nous a servi beaucoup pour notre récit.

Les maréchaux mirent le tort du côté de M. le duc, bien qu’il fût de première noblesse, et huit jours après, le 19 février, une lettre de cachet le fit enfermer à Vincennes. Beaumarchais cependant n’était pas resté libre. M. de la Vrillière, connaissant les menaces de M. de Chaulne, lui avait signifié d’avoir à garder les arrêts. Ils furent levés par la sentence des maréchaux, et Beaumarchais, pour savoir si liberté entière lui était ainsi rendue, alla s’en enquérir chez M. de la Vrillière qu’il ne trouva pas, puis chez M. de Sartine, dont la réponse affirmative fut malheureusement peu de jours après démentie par l’autre. Blessé de ce que les maréchaux avaient levé des arrêts imposés par lui « au nom du roi, » M. de la Vrillière fit de nouveau mettre la main sur Beaumarchais. Il donna pour prétexte qu’il était sorti trop tôt, et avant d’être sûr que M. de Chaulne fût déjà à Vincennes. Cette fois ce n’est pas chez lui, mais au For-l’Évêque qu’il le fit garder[1].

Ce caprice d’un ministre, disposant au gré de ses susceptibilités de la liberté d’un homme, eut pour Beaumarchais qui en était victime les plus graves conséquences. Déjà l’éclat, le scandale de l’affaire avaient empêché la première représentation de son Barbier de Séville, qui approuvé le 13 février par la censure, comme on le voit sur un des manuscrits du Théâtre-Français, devait être joué le lendemain, mais ne put l’être, l’auteur se trouvant séquestré depuis la veille, et la police ayant retiré son autorisation[2].

Pour son procès, dont le dénouement en appel était proche et qui par suite de tout ce

  1. Mémoires secrets, t. VI, p. 344.
  2. Mémoires secrets, t. VI, p. 342-343.