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MÉMOIRES.

Ô M. Duverney, lorsque vous signâtes cet arrêté de compte par lequel vous vous reconnaissiez mon débiteur, le 1er avril 1770, vous étiez bien loin de prévoir que trois ans après, à pareil jour, sur le refus d’acquitter votre engagement par un légataire à qui vous laissiez plus d’un million, M. Goëzman de Colmar serait nommé rapporteur ; que je perdrais en quatre jours mon procès et cinquante mille écus ; et que ce magistrat me dénoncerait ensuite au parlement comme ayant calomnié sa personne, après avoir tenté de corrompre sa justice !

faits positifs

Peu de jours avant le prononcé du délibéré, j’avais enfin obtenu du ministre la permission de solliciter mon procès, sous les conditions expresses et rigoureuses de ne sortir qu’accompagné du sieur Santerre, nommé à cet effet ; de n’aller nulle autre part que chez mes juges, et de rentrer prendre mes repas et coucher en prison : ce qui gênait excessivement mes démarches, et raccourcissait beaucoup le peu de temps accordé pour mes sollicitations.

Dans ce court intervalle je m’étais présenté au moins dix fois chez M. Goëzman sans pouvoir le rejoindre : le hasard seulement me l’avait fait rencontrer une fois chez un autre conseiller de grand’chambre, mais à une heure tellement incommode, que ces magistrats, pressés de sortir, ne m’accordaient qu’une légère attention. Je n’en fus pas très-affecté, M. Goëzman ne faisant alors que nombre avec mes juges. Cette relation intime d’un rapporteur à son client, qui rend l’un aussi attentif que l’autre est disert ; cet intérêt pressant qui fait tout expliquer, tout entendre et tout approfondir, n’existaient pas encore entre nous.

Mais le 1er avril, aussitôt qu’il fut chargé du rapport de mon procès, il devint un homme essentiel pour moi ; je n’eus plus de repos que je ne l’eusse entretenu. Je me présentai chez lui trois fois dans cette après-midi, et toujours la formule écrite : Beaumarchais supplie Monsieur de vouloir bien lui accorder la faveur d’une audience, et de laisser ses ordres à son portier pour l’heure et le jour. Ce fut vainement : la portière (car c’en était une), fatiguée de moi, m’assura le lendemain matin, à ma quatrième visite, que Monsieur ne voulait voir personne, et qu’il était inutile que je me présentasse davantage. J’y revins l’après-midi ; même réponse.

Si l’on réfléchit que, du 1er au 5 avril, jour auquel M. Goëzman devait rapporter l’affaire, il n’y avait que quatre jours pleins, et que, de ces quatre jours si précieux, j’en avais déjà usé un et demi en démarches perdues ; si l’on sait qu’un ami de M. Goëzman avait été deux fois chez lui sans succès pour m’obtenir l’audience, on concevra toute mon inquiétude.

J’appuie sur ces légers détails, parce qu’on me reproche au palais, aujourd’hui, de n’avoir pas écrit alors à M. Goëzman pour le voir. Eh ! grands dieux, écrire ! une lettre ne pouvait-elle pas rester un jour entier sans réponse, et me faire perdre encore vingt-quatre heures, à moi qui comptais les minutes ? Et mes cinq courses en aussi peu de temps ne valaient-elles pas bien une lettre ? Et ce que j’écrivais chez la portière, n’était-ce donc pas écrire ? Et croyez-vous qu’on ignorât mon empressement, lorsqu’à l’une de ces courses nous vîmes, de mon carrosse, M. Goëzman ouvrir le rideau de son cabinet au premier, qui donne sur le quai, et regarder à travers les vitres le malheureux qui restait à sa porte ? Ce fait, ainsi que les autres, est attesté par le sieur Santerre, qui m’accompagnait, et dont le témoignage ne saurait être suspect : et il faut le dire et le répéter, car il n’y a pas ici de petites circonstances.

Comme on ne peut tordre mes intentions, et donner à mes sacrifices d’argent la tournure de la corruption, qu’en argumentant de ma négligence à rechercher M. Goëzman, et qu’on le fait réellement aujourd’hui, il m’est de la plus grande importance que la multiplicité, la vivacité, l’obstination même de mes démarches pour le voir, soient aussi constatées que leur inutilité. Nous compterons à la fin combien de fois j’ai assiégé sa porte pendant les quatre jours pleins qu’il a été mon rapporteur. Cette façon d’argumenter à mon tour me lavera peut-être une bonne fois du reproche de négligence. On cessera d’en extraire celui de corruption ; d’où l’on conclut que, croyant ma cause mauvaise, je l’étayais par toutes sortes de manœuvres. Avec cet enchaînement d’inductions vicieuses, on arrive aux horreurs, aux diffamations, et à toutes les indignités qui ont suivi la perte de mon procès. Telle est la marche de l’animosité : nous y reviendrons.

Ne sachant plus à quel parti m’arrêter, j’entrai en revenant chez une de mes sœurs pour y prendre conseil, et calmer un peu mes sens. Alors le sieur Dairolles, logé dans la maison de ma sœur, se ressouvint qu’un nommé le Jay, libraire, avait des habitudes intimes chez M. Goëzman, et pourrait peut-être me procurer les audiences que je désirais. Il fit venir le sieur le Jay, l’entretint, en reçut l’assurance que, moyennant un sacrifice d’argent, l’audience me serait promptement accordée. Étonné qu’il s’ouvrît une pareille voie, et curieux de savoir quelle espèce de relation pouvait exister entre ce libraire et M. Goëzman, j’appris du sieur Dairolles que le libraire débitait les ouvrages de ce magistrat, que madame Goëzman venait assez souvent chez lui pour recevoir la rétribution d’auteur : ce qui avait mis assez de liaison entre elle et la dame le Jay. « Mais le vrai motif qui engage le sieur le Jay à répondre des audiences, ajouta-t-il, est que madame Goëzman l’a plusieurs fois assuré que s’il se présentait un client généreux, dont la cause fût juste, et qui ne demandât que