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MÉMOIRES.

l’a quelquefois aidé de son crédit ; moins encore moi, chétif, qui n’avais point l’honneur d’en être connu.

Mais laissons les grâces du style ; allons au fait. Je déclare que Bertrand ni Beaumarchais ne m’ont jamais accompagné chez madame Goëzman, et qu’ils ne la connaissent point du tout. À quoi tend cette phrase isolée, absolument hors d’œuvre, et sans nul rapport aux quinze louis, ni même à rien de ce qui la suit, sinon à se retourner en cas d’accident et de désaveu de la part de le Jay ? Testis unus, testis nullus, dit la loi : ce qu’on a sans doute expliqué à madame Goëzman, mais qu’elle ne s’est pas souvenue de placer avec : il n’y a pas de corps de délit…, nous avons déjà un commencement de preuve par écrit, etc., etc.

Cette sage précaution prise à tout événement, on a grand soin de faire écrire à le Jay, dans la déclaration, les noms, surnoms, qualités des personnes devant qui les deux rouleaux ont été remis : autant on glissera sur le principal, autant on va s’appesantir sur les accessoires. C’est la dame le Franc, elle est sœur du sieur de Lins, premier échevin ; c’est la demoiselle sa fille ; ce sont des dames de Lyon ; c’est un jeune homme que l’on croit fils du sieur de Lins, etc., etc. Car on se flatte que ces honnêtes gens, assignés, certifieront en temps et lieu que les deux rouleaux étaient bien entiers quand on les a rendus en leur présence.

Cela va bien. Reste toujours la phrase épineuse à composer sur ces quinze louis, dont il faut avoir l’air de parler, quoique bien résolu de n’en pas dire un mot. Enfin la voici du mieux qu’on a pu : Et si Beaumarchais osait dire qu’on a soustrait quelque chose des rouleaux pour des secrétaires ou autrement, je lui soutiendrais qu’il est un menteur et un calomniateur, etc., etc… Nous en voilà tirés, Dieu merci !

Mais que ces mots, soustrait quelque chose des rouleaux, pour ne pas nommer quinze louis en argent blanc, sont bien imaginés ! et ceux-ci, pour des secrétaires ou autrement, pour ne pas dire que madame Goëzman a exigé quinze louis pour le secrétaire, et les a gardés pour elle ; comme cela est ingénieux ! À l’égard des injures, on sent ici qu’elles ne sont que le saut de joie qui termine un ouvrage pénible ; c’est la bravoure de Panurge, qui se met en vigueur quand le danger est passé : ainsi finit la déclaration, sans date, etc. Siné le-Jay, comme nous l’avons dit.

Et c’est ainsi qu’un magistrat se joue de la vérité, pour donner le change ! C’est ainsi qu’il arme un malheureux contre une chimère, et lui fait combattre insidieusement ce que personne n’avait dit, pour éluder de lui faire écrire ce qu’il craignait tant de voir déclarer ! et c’est ainsi que la faiblesse est toujours un instrument souple et dangereux entre les mains de la malignité !

Que de gens faibles elle a su tourner contre moi dans cette affaire ! N’est-ce pas par faiblesse que la flottante madame Goëzman dissimule la vérité, pour se prêter aux vues de son mari, qui voulait m’attaquer en corruption de juge ? N’est-ce pas par faiblesse que ce pauvre le Jay copie, sur des minutes du magistrat, des déclarations dont il n’entend ni les mots, ni la force des phrases ? N’est-ce pas par faiblesse que ce pauvre conseiller d’ambassade Arnaud Baculard, qui ne dit jamais ce qu’il veut dire et ne fait jamais ce qu’il veut faire, accorde une misérable lettre mendiée, pour appuyer une plus misérable déclaration mendiée ? N’est-ce pas par faiblesse que ce pauvre d’Airolles, qui ne veut pas être nommé Bertrand, après avoir dit la vérité, perd tout à coup la mémoire, et donne à son compatriote le gazetier de France une lettre qui ne peut faire aujourd’hui de tort qu’à lui-même ? N’est-ce pas par faiblesse que ce pauvre M. Marin… ? Mais non, la chaleur m’emporte, et j’allais faire le tort au sieur Marin de le ranger dans la classe des simples. Il faut être juste[1].

D’autre part, j’entends M. Goëzman qui me dit : Pourquoi me taxez-vous de malignité, si je ne suis coupable que d’ignorance ? Quand j’ai dicté à le Jay, dans la déclaration, qu’on n’avait pas soustrait quelque chose des rouleaux, pour des secrétaires ou autrement, je croyais que ce bruit de quinze louis n’était fondé que sur la simple supposition que ma femme les eût retranchés d’un rouleau, et je voyais que les rouleaux avaient été rendus bien entiers. Je ne pouvais donc dicter à le Jay que ce que je savais moi-même.

— Je vous arrête, monsieur. Avez-vous si peu de mémoire, ou me croyez-vous si mal instruit ? Vous oubliez que, quelques jours avant l’époque de cette déclaration, M. le premier président avait envoyé chercher le Jay, et que devant vous il l’avait interrogé sans ménagement sur ces quinze louis, en lui disant : « Avouez-nous, Monsieur le Jay, tout ce qui s’est passé. Bertrand prétend qu’il vous a remis, dans un fiacre, à la porte de madame Goëzman, quinze louis en argent blanc, qui ont même été comptés dans le chapeau de votre fils, alors présent ; que vous êtes monté chez madame Goëzman avec cet argent dans un sac, et qu’en descendant vous n’aviez plus ni sac ni argent ; et qu’enfin vous avez dit à lui, Bertrand, qu’elle avait pris et serré les quinze louis dans son secrétaire. Tout cela est-il véritable ? »

Vous oubliez, monsieur, que le Jay, tremblant, effrayé par votre fier aspect, n’osa convenir de rien chez M. le premier président, mais qu’à peine il pouvait parler.

  1. La réponse la plus désolante à la déploration du sieur Baculard d’Arnaud, conseiller d’ambassade, est d’y opposer sa confrontation avec moi : j’attends pour le faire que le sieur Marin, gazetier de France, ait publié son mémoire et la lettre qu’il s’est fait écrire par le sieur Bertrand d’Airolles, négociant marseillais, afin qu’ils aient chacun ce qui leur est dû, dans un seul mémoire qui ne se fera pas attendre ; on peut y compter.