Ainsi donc vous ne m’accusez pas, monsieur, vous me dénoncez seulement à la cour, comme corrupteur et calomniateur : c’était bien le moins que pût faire un homme généreux comme vous l’êtes, mais aussi grièvement offensé.
En vous rendant grâces de cet excès d’honnêteté, je vais procéder avec vous d’une façon plus noble encore : car je ne vous dénoncerai ni ne vous accuserai ; et cependant vous allez voir s’il y a lieu à l’un et à l’autre.
Quoi, monsieur, j’ai voulu vous corrompre !
Est-ce bien sérieusement que vous l’avez dit ? Eh mais ! l’intervalle de sept personnes entre vous et moi que j’ai établi dans mon premier mémoire, et le raisonnement qui le suit, ne vous ont donc pas convaincu que je n’ai pu ni dû, d’aussi loin, former l’absurde projet de vous corrompre ?
J’ai voulu gagner votre suffrage ! Moi ?
Ceci vaut la peine d’être examiné. Lorsque vous avez voulu savoir si j’avais cherché à vous corrompre ou non, qui avez-vous interrogé ? Madame Goëzman. Voulant m’en éclaircir par moi-même, j’ai reconnu, en interrogeant ma femme, etc… C’est donc uniquement sur la foi de madame Goëzman que vous m’avez dénoncé pour avoir voulu gagner votre suffrage ? Mais cette même dame, dans son récolement que vous lui avez dicté, auquel elle entend se tenir, comme ayant eu, ce jour-là de prédilection, l’esprit aussi net que le corps, la tête aussi libre que la démarche, a fait écrire cette phrase remarquable : Je déclare que le Jay ne m’a pas présenté d’argent pour gagner le suffrage de mon mari, qu’on sait bien être incorruptible, mais qu’il sollicitait seulement des audiences pour le sieur de Beaumarchais.
Or, si elle a dit vrai dans le récolement, vous avez donc dit faux dans la dénonciation ? si elle avait sa tête à elle en dictant au greffier que le Jay ne sollicitait que des audiences, elle ne l’avait donc pas en vous assurant qu’il cherchait à vous corrompre en mon nom, par son canal ? Mais vous êtes le mari de cette dame : eh ! qui doit savoir aussi bien que vous quand on peut compter ou non sur ses paroles ? Dans l’hypothèse raisonnable d’un ménage aussi bien uni que le vôtre, un mari peut-il se tromper ? Que n’attendiez-vous quelques jours pour minuter cette fatale dénonciation ? Vous n’auriez pas compromis votre équité devant la cour. Il est dur aujourd’hui de ne pouvoir vous sauver de la mauvaise foi qu’en avouant une imprudence également impardonnable à l’époux et au magistrat !
Vous dites qu’elle a rejeté l’or avec indignation et mépris ?
Il ne vous souvient donc plus qu’il est prouvé au procès que, loin d’avoir montré mépris ni indignation pour le rouleau, elle est convenue les avoir reçus, serrés et gardés au moins un jour et une nuit ? Cette dénonciation-là ne brille pas par l’exactitude et cependant c’est d’après elle que je suis décrété !
Et le Jay vous a, dites-vous, certifié les mêmes choses que madame Goëzman ?
Mais lui en se rétractant, et moi en vous discutant, nous avons assez bien établi, ce me semble, que vous aviez instigué ce malheureux à publier, à son escient et au vôtre, une horrible fausseté verbalement et par écrit. Cependant vous êtes libre, et je suis décrété !
Ensuite vous prétendez que je vous ai calomnié ?
Quand j’aurais dit à tout le monde ce qui s’était passé entre madame Goëzman et le Jay, n’est-il pas prouvé maintenant que je n’aurais calomnié personne. Mais lorsque vous m’avez dénoncé, vous ne pouviez savoir si j’en avais parlé, puisqu’aujourd’hui que l’instruction est finie, ce fait n’a pas même été articulé une seule fois au procès : ainsi, soit que j’en eusse parlé ou non, en me dénonçant comme calomniateur, il est bien prouvé que c’est vous qui m’avez calomnié. Oh ! la misérable dénonciation !
Enfin, avec une ostentation de générosité qui n’en impose à personne, vous faites remarquer à la cour que vous ne voulez pas vous rendre mon accusateur ; lorsque sur-le-champ vous m’accusez devant elle, en disant : Mais si la cour se trouvait offensée qu’un plaideur eût tenté de corrompre un de ses membres pour gagner son suffrage, elle serait maîtresse, etc., etc. Pour le corrompre ! pour gagner son suffrage ! cette phrase a bien de l’attrait pour vous ! je croyais vous en avoir dégoûté. Mais qu’est-ce que je dis ? votre dénonciation était faite avant la procédure, et je vous rends bien la justice de croire que, si elle était à faire aujourd’hui, vous vous en abstiendriez ; vous rougiriez au moins d’y faire parade de cette première vertu des magistrats, le pardon des offenses, vous qui, pour perdre un homme innocent, osez lui supposer des crimes. Avant d’être généreux, monsieur, il faut être juste.
Eh ! depuis quand le droit de juger les autres dispenserait-il d’être juste soi-même ? disait Cicéron, plaidant contre Verrès devant le peuple romain. Si vous ne réprimiez pas de pareils abus, sénateurs, le puissant ne se mettant au-dessus des lois que pour traiter les faibles comme s’ils étaient au-dessous, il n’y aurait plus de loi pour personne. On verrait le pouvoir substitué au droit, l’arbitraire à la règle ; ou, si l’on retenait encore un vain simulacre de justice, ce serait pour en abuser plus sûrement à la faveur des formes. Les procès se termineraient encore ; mais on ne jugerait plus, on déciderait. Ce désordre né de la corruption l’engendrant bientôt à son tour, on verrait l’avidité pressurer la crainte, et l’argent tenir lieu de tous moyens ; on verrait les suffrages vendus au plus offrant, et les raisons de chacun évaluées au poids