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MÉMOIRES.

propos qui, n’ayant pas de fondement, tomberont d’eux-mêmes. » Madame Goëzman, entraînée par la chaleur de le Jay, répond sans y songer : Et vous, bête que vous êtes, si vous aviez soutenu que cela n’était pas vrai, comme je vous l’avais dit, nous ne serions pas ici. Ce trait ne fut pas plutôt échappé, qu’elle fit tous ses efforts pour empêcher au moins qu’on ne l’écrivît : mais le Jay le demanda avec tant d’instances, que celles de madame Goëzman furent inutiles ; et tout fut écrit exactement. En général, la plus scrupuleuse exactitude a présidé à l’instruction de ce procès bizarre : ce faible hommage que je rends à l’intégrité des rapporteurs est d’autant moins équivoque de ma part, qu’on ne me soupçonnera pas de le prodiguer légèrement et sans choix.

Finissons : la sueur me découle du front, et je suis essoufflé d’avoir parcouru d’un trait une carrière aussi fatigante. Attaqué dans la nuit, usant du droit d’une défense légitime, je viens de m’élancer sur celui qui me frappait, le saisir au collet, m’y cramponner, l’entraîner, malgré sa résistance, au plus prochain fanal, et ne l’abandonner au bras qui veille à la sûreté commune qu’après l’avoir bien reconnu et fait connaître aux autres. Arrêtons-nous donc, et posons la plume, en attendant qu’on nous réponde. Bien remonté pour souffrir, et prêt à recommencer, je ne dirai pas, comme M. Goëzman : Il n’est plus temps. Il sera toujours temps pour moi.

Il n’est plus temps ! cette horrible phrase a ranimé mes forces. Il n’est plus temps ? Quoi ! monsieur, il arrive un moment où il n’est plus temps de dire la vérité ! Un homme a signé, par faiblesse pour vous, une fausse déclaration qui peut perdre à jamais plusieurs honnêtes gens ; et parce que son repentir nuirait à vos ressentiments, il n’est plus temps d’en montrer ! Voilà de ces idées qui font bouillir ma cervelle et me soulèvent le crâne. Il n’est plus temps ! Et vous êtes magistrat ! Où sommes-nous donc, grand Dieu ? Oui, je le dis, et cela est juste ; il faudrait pendre le Jay s’il eût été capable d’inventer à son interrogatoire : Il n’est plus temps. Mais, puisque ces terribles mots ont frappé plusieurs fois l’oreille des juges, et que le Jay, loin de descendre au cachot, a été remis en liberté le même jour, on a donc senti qu’il ne les avait pas inventés. — On a fait plus, on a réglé l’affaire à l’extraordinaire. — Je vous entends, et j’en rends grâce au parlement. Mais voilà, sans mentir, de terribles phrases attribuées à M. Goëzman.

Et celle-ci : Mon cher monsieur le Jay, soyez sans inquiétudes : j’ai arrangé les choses de façon que vous ne serez entendu que comme témoin au procès, et non comme accusé. Vous avez arrangé les choses, monsieur ! Dépositaire de la balance et du glaive, vous avez donc pour l’une deux poids et deux mesures, et vous retenez l’autre ou l’enfoncez, à votre choix : de façon qu’on est témoin si l’on dit comme vous, accusé si l’on s’en écarte : innocent ou coupable ainsi qu’il vous convient ? Pour ce trait-là, par exemple, comme il ne peut tomber dans la tête de personne, je défie à le Jay de l’inventer en cent ans. Vous nous l’avez bien dit, madame le Jay, avec une naïveté digne du temps patriarcal : Mon mari n’a pas assez d’esprit pour faire toutes ces belles phrases-là. Félicitez-vous, certes, de ce qu’il n’a pas l’esprit d’en faire de pareilles.

Et cette autre : Vous avez fait deux déclarations : ma femme vous en soutiendra le contenu jusqu’à la fin. Non, non, le Jay, bon courage ! elle ne les soutiendra pas ; ou, si elle les soutient, elle se coupera, dira noir, dira blanc, avouera tout, se rétractera, n’aura qu’une conduite déplorable ; elle et son conseil perdront la tête ; heureux encore si l’effet pouvait en être nul ! Enfin, ne trouvant plus de ressources dans leur art, ils finiront par mettre la nature au procès, pour se tirer d’affaire.

Et cette autre phrase : Si vous variez, ce sera tant pis pour vous. Ne le croyez pas, bon le Jay. Écoutez l’aigle du barreau : que vous dit Me  Gerbier ? Ce que vous avez de mieux à faire, monsieur, est de revenir à la vérité. Si ce célèbre avocat n’a fait que son devoir en conseillant ainsi le Jay, dans quelle classe rangerons-nous donc l’avis du magistrat ? Si vous variez, ce sera tant pis pour vous. Quoi donc ! il sera décrété ? vous l’accablerez de votre crédit ? Marin opinera pour qu’il soit sacrifié ? N’importe : il aura dit la vérité. La Gazette n’est pas l’Évangile ; et, grâces au ciel, M. Goëzman n’est pas le parlement.

Et cette autre phrase enfin qui achève le tableau : Monsieur le Jay, il n’est pas nécessaire qu’on nous voie plus loin ensemble : quittez-moi ici. On saurait que vous m’avez parlé ; d’après ce que vous m’avouez, si contraire à ma dénonciation, il faudrait que j’agisse de façon ou d’autre ; quittez-moi ici. Si l’on pouvait soupçonner cette nouvelle explication entre nous, cela me donnerait de nouveaux torts ; il n’est pas nécessaire qu’on nous voie plus loin ensemble : quittez-moi ici. Je vous ai volontiers écouté dans l’île Saint-Louis, où il passe peu de monde ; mais après le Pont-Rouge, sur la route du Palais, cela tire à conséquence pour moi, le pays est trop peuplé : quittez-moi ici. Le Jay le quitta. Je le quitte aussi.

Caron de Beaumarchais.

MM. Doé de Combault, de Chazal, rapporteur.


D’après l’exposé de mon premier mémoire et les preuves annoncées dans le présent supplément, que j’ai acquises par la lecture de la procédure lors des confrontations, je demande si la plainte rendue contre moi est fondée ; si je n’ai pas droit d’espérer une décharge entière ; et quelle voie je dois prendre pour obtenir des dommages-intérêts contre mon dénonciateur.

Signé : Caron de Beaumarchais.