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VIE DE BEAUMARCHAIS.

commission, et que peut-être même il ait employé des moyens indirects pour se la faire donner.

« Ayant réussi, dit encore M. de Kaunitz, il est tout simple qu’il ait cherché à en tirer parti, et que, pour cet effet, très-habile à fabriquer des romans, il ait fabriqué, sinon tout, au moins la plus grande partie de ce qu’il raconte, pour se faire valoir, rumine un homme dont l’activité, la sagacité, la vaillance méritent les plus grandes récompenses. »

Il est, croyons-nous, impossible de raisonner mieux, de voir plus juste. C’est Beaumarchais percé à jour.

Plusieurs, sans deviner aussi bien, entrevirent un coin de la vérité. Pour le prince de Ligne, par exemple, ce fut chose certaine que le libelle était de notre homme. Il pensait même — ce qui était aller trop loin, puisque le seul exemplaire qui survécut, et dont Kaunitz expédia une copie à Sartine, dès qu’il eut des soupçons, existe encore aux archives de Vienne — il pensait que Beaumarchais s’était contenté d’en inventer le titre[1] !

Quant à M. de Sartine, les doutes que d’autres pouvaient avoir, je crois bien fort qu’il ne les avait pas du tout lui-même. Un peu plus tard, ainsi qu’on l’a su par une lettre de M. de Mercy à Kaunitz, du 7 octobre 1774 ; n’ayant plus la lieutenance de police, qu’il avait échangée, dans le temps même où tout cela se passait, pour le ministère de la marine, il se hasarda discrètement à confier ce qu’il supposait à l’ambassadeur de Marie-Thérèse : il m’avoua, écrit celui-ci[2], qu’il était toujours de plus en plus tourmenté par le soupçon que Beaumarchais pourrait bien avoir ourdi l’audacieuse intrigue de composer lui-même le libelle, et de venir ensuite le lui dénoncer. »

Vous n’allez pas croire, j’imagine, à ce vertueux soupçon qui « tourmente l’ancien lieutenant de police, dont Kaunitz a si justement tout à l’heure apprécié la morale très-relâchée. » Dès l’origine de l’affaire, ce qu’il dit n’être qu’une supposition devait, suivant tous, être pour lui l’évidence même. Non-seulement il savait de qui était le libelle, mais — et c’est ce qui expliquerait pourquoi il a pris si bien tout à l’heure parti pour Beaumarchais — peut-être est-ce lui-même qui, pour se donner l’occasion d’un service, l’avait commandé !

Il n’y aurait eu là qu’un des procédés ordinaires de sa police, un des moyens les plus familiers à la déplorable administration de ce temps, toute de cachotterie et d’intrigue, de mines et de contre-mines, de double fond et de double jeu : « M. de Sartine, lisons-nous dans un petit livret des plus rares, l’ironique Apologie de son successeur, M. Lenoir[3], qui continua toutes ses manœuvres, est un des hommes les plus adroits que la police ait jamais eus. Il créait, et faisait créer à son gré des libelles[4]. » Toute l’affaire est là.

Pourquoi, dans un moment surtout où il importait à Sartine de se rendre indispensable au nouveau roi pour prévenir une disgrâce qui ne fut pas évitée, car le ministère de la marine ne lui fut qu’une médiocre compensation, n’aurait-il pas été de moitié au moins dans l’idée de ce pamphlet, dont la destruction pourrait ensuite lui être comptée comme important service ?

En ce cas, plus que probable d’après les habitudes policières de M. de Sartine et de son temps, la faute très-réelle de Beaumarchais, qu’il ne faut pas méconnaître, car s’il est bon d’être biographe, il est mieux de ne pas être dupe, se trouverait, je crois, quelque peu

  1. Le prince de Ligne, Œuvres choisies, t. II, p. 282.
  2. D’Arneth, p. 61, note.
  3. Apologie de messire Jean-Charles-Pierre Lenoir, 1789, in-8, p. 55, note.
  4. Sous l’administration de M. Lenoir, un ancien lieutenant particulier, nommé Jacquet, n’avait pas d’autre industrie : « Il avait imaginé, dit Saint-Edme, de fabriquer des libelles contre la reine pour les dénoncer ensuite, en se faisant payer le prix de ses services. » Biographie des Lieutenants de police, p. 93. On en trouva des ballots entiers à la Bastille, marqués du cachet même de M. Lenoir. (Ibid.)