Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/437

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J’oublierai que, dans les murs de cette enceinte, j’ai plusieurs fois, pendant douze ou quinze heures, soutenu des interrogatoires insidieux et semés de piéges où l’on voulait m’attirer, mais que le courage et la vérité de mes réponses ont fait tourner à la honte de ceux qui les avaient tendus contre moi.

J’oublierai que, dans le parvis de ce temple, alors profané, troublant par mes instances les faibles défenseurs des plaideurs de ce temps, je les ai tous vus fuir devant moi, se renfermer chez eux avec frayeur, et me demander quartier quand je les y rencontrais, pour ne pas me prêter leurs timides secours, et ne pas signer la plus simple requête contre ces terribles magistrats. À cette même place où mon cœur exalté de joie n’est flétri par l’aspect d’aucun visage ennemi, où, loin de désirer la récusation d’un seul de mes juges, je voudrais qu’il ne manquât à mon arrêt nul membre de cette auguste cour : oui, messieurs, c’est ici que je me suis vu pressé tumultueusement de parler et de répondre au gré de tous ceux qui occupaient vos places.

Là mes cris ont en vain demandé que mes ennemis déclarés se récusassent, et je n’ai obtenu pour réponse que le sourire du dédain ou le regard de la fureur.

C’est à ce bureau que, accablé de questions promptes et redoublées sur ces mémoires, que j’avais envoyés signés de ma main, ne varietur, un nouvel aveu de ma bouche n’a pas empêché qu’on ne me les fît signer encore, pour mieux s’assurer qu’on en tenait l’auteur, et se livrer en sûreté à toute la joie de l’en punir. Et chaque fait, messieurs, et chaque place que j’indique, est un monument d’injustice et d’illégalité qui me fournit, comme vous l’allez voir, toujours de nouveaux moyens de requête civile.

C’est dans cette salle voisine, accordée en refuge aux infortunés que le malheur des temps forçait d’y venir plaider, que je me suis vu outragé du geste et de la voix par l’ordre exprès de celui qui, sous le nom de président, conduisait partie de ces mêmes juges aux prisonniers du Chàtelet.

C’est dans l’hôtel occupé maintenant par le chef de cette auguste assemblée qu’on a refusé constamment d’en admettre ma plainte, et qu’on m’a menacé de l’animadversion générale de la compagnie si j’insistais à la présenter. Enfin, c’est dans ce sanctuaire même que pendant quinze heures mon existence et ma destruction ont été ballottées avec acharnement et fureur ; où l’opinion omnia citva mortem a trouvé plus d’un partisan ; où les plus modérés, forcés de se joindre aux moins emportés, pour empêcher qu’une majorité plus violente encore n’employât le bras infâme à me flétrir, et ne me bannit de mon pays, ont cru me faire grâce en ne me condamnant qu’à l’aumône, à l’amende, au blâme, à l’infamie.

Mais celui qui m’ôte la vie, messieurs, m’enlève au moins tout, jusqu’au sentiment du mal qu’il m’a fait, au lieu que celui qui me note d’infamie se croit bien sûr de me laisser une existence affreuse. Quel est le plus coupable envers moi ? Cependant je l’ai dit ailleurs, et je dois le répéter avec une reconnaissance égale au bienfait : ils ne m’ont rien ôté. C’est de l’instant qu’ils ont déclaré que je n’étais plus rien, qu’il semble que chacun se soit empressé de me compter pour quelque chose. Tous m’ont accueilli, prévenu, recherché ; les offres de toute nature m’ont été prodiguées. Partout, en voyageant, j’ai rencontré des amis et des frères ; des puissances même étrangères m’ont offert une honorable retraite en leurs États. Mais quel citoyen français, messieurs, peut adopter une autre patrie que la sienne ? S’il ne saurait y vivre déshonoré, du moins peut-il s’y montrer partout injustement blâmé. Ah ! je l’ai trop éprouvé, ce sentiment universel d’équité, pour n’en pas faire hautement honneur à mes compatriotes et ne pas leur en montrer ici ma vive sensibilité.

ci M. de Beaumarchais (écrivait le prince auguste que nous venons tout récemment de perdre, M. de Beaumarchais est un grand exemple de la justice du public : ce jugement horrible ne lui a pas apporté la plus petite tache ; il a été détruit dès les premiers instants par l’opinion générale qu’il a su conquérir. » Et cette lettre, messieurs, cet éloge des Français et le mien, je le tiens de celui qui li.’reçut de monseigneur le prince de Conti ; je le possède et le garderai toujours comme le premier monument de mon innocence reconnue, comme un legs mille fois plus précieux à mon cœur que le legs d’argent que 1 nies ennemis ont prétendu faussement que je tenais de ce prince à sa mort. Il avait pour moi trop de bonté, trop de fierté pour m’exposer en mourant,.par un don quelconque, à la malignité qui me poursuit sans relâche. En cela sa grande âme a deviné la mienne et l’a honorée. Il a plus fait pour moi, messieurs : ce prince ne crut pas au-dessous de lui de me chercher la Mille de ce jugement qu’il appelle horrible et d’user de son autorité… j’oserai dire paternelle, pour m’empêcher d’aller subir mon dernier interrogatoire ; persuadé que j’y périrais le lendemain. Mais moi, qui voyais un grand devoir à remplir, un grand exemple à donner ; moi, toujours pénétré du respect que je dois aux lois, lors même qu’on en veut abuser pour me nuire, je démontrai à ce prince éclairé l’indispensable nécessité qu’il y avait de m’y présenter à tous risques.

Quelle différence d’événements dans les mêmes lieux en des temps divers ! Si la mort ne nous eût pas tous privés de ce prince citoyen, loin de