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de cette dame, et je vous prie d’être persuadé que je ne proposerai à S. M. que le parti qui paraîtra le plus conforme à la justice. J’ai l’honneur d’être, etc.

« Signé Amelot. »


On voit par cette lettre que nous ne présentâmes au ministre que le mémoire de cette infortunée ; ce qui détruit jusqu’au soupçon que nous ayons, pour déguiser les faits, joint au sien nos propres mémoires. Cette remarque est d’un grand poids.

Que nous nous fussions abusés sur l’équité de nos demandes, toujours est-il prouvé que nous prenions la seule voie honorable pour obtenir ce que nous désirions, ou pour nous le voir refuser.

Toujours est-il prouvé que, pour persuader les ministres, nous n’avons employé qu’un plaidoyer décent, respectueux, et propre à être mis sous les yeux du meilleur des rois, le mémoire, en un mot, de cette infortunée, puisque, sur ses moyens offerts, Sa Majesté a ordonné que la malheureuse victime de la cruauté d’un mari accoucherait ailleurs que dans une horrible prison ; en sorte que le désespoir ne fît point périr une mère dans ce moment où tous les cœurs plaident si fortement sa cause ; où, placée entre la vie et la mort, le plus léger chagrin peut tuer celle qui remplit le but sacré de la nature et de la société, en donnant la vie à un homme, et un citoyen à l’État ; une jeune femme surtout qui avait apporté quatre cent mille livres de dot à son mari ; qui était belle, et sacrifiée par celui qui, devant la préserver, est trop justement suspecte d’avoir voulu s’en faire un moyen de fortune, en la présentant comme attrait à un jeune homme qu’il dit ardent, auquel il savait du crédit ! Oh ! si je ne démontre point, par mille preuves sans réplique, qu’il n’eut que ce honteux projet, je me dévoue au plus profond mépris ; je me livre au regard dédaigneux que mérite un sot imbécile, séduit, trompé par la plus sotte des erreurs.

Vous me lirez, vous, hommes malveillants qui, sans autre objet que de nuire, vous êtes rendus les apôtres de tant d’odieuses calomnies ; qui avez colporté de maison en maison leurs effrontés libelles, et les avez prônés, parce qu’ils m’outrageaient ; et les honnêtes gens me liront, et ils regretteront d’avoir cru trop légèrement ces rapports si calomnieux, dont vous intéressiez leur vaine curiosité ; car il y a loin du vrai public, dont nous recherchons tous l’estime, à cette classe méprisable qui veut en usurper le nom, composée d’hommes sans état, parasites piquant les tables, et payant partout leur écot en sottise ou en calomnie ; falsifiant tout ce qu’ils racontent, et changeant les faits les plus simples en histoires bien scandaleuses. Vous les voyez courant de dîner en dîner, versant partout la haine et le poison. Les gens aisés qui les reçoivent s’amusent un moment de leur venimeux bavardage, sans songer que le lendemain ils seront exposés aux mêmes calomnies dans d’autres sociétés qu’il faut bien amuser aussi.

Mais quelle preuve offrent nos adversaires que je connusse cette dame avant l’époque où je la tirai de sa prison ? Ils ont fait un si grand éclat de cette objection inutile, qu’il faut la discuter ici. Qu’opposent-ils à tant de témoignages ? Rien, sinon qu’un cocher, chassé de ma maison, a dit que, quelque temps avant les fêtes de l’hôtel de ville pour la naissance du Dauphin, j’avais fait mettre des chevaux à ma voiture, dans la nuit ; que j’avais été prendre la dame Kornman chez elle, et l’avais conduite à la Nouvelle-France, où je l’avais laissée, chez le sieur Daudet, avec lui ; puis étais retourné chez moi.

Le malheur de ces captations de valets salariés et pratiqués si gauchement, c’est qu’on ne peut donner à cette espèce dégradée l’adresse qu’il faut pour mentir, comme on leur en donne l’audace en leur montrant quelques écus. Or il se trouve que la déposition de celui-ci, justement chassé de chez moi comme mauvais sujet, et gendre d’un portier aussi chassé de ma maison pour cause d’inconduite, ne contient pas un mot qui ne soit une absurdité reconnue.

Quelque temps avant les fêtes de l’hôtel de ville pour la naissance de monseigneur le Dauphin, lui fait-on dire : voilà donc l’époque fixée ; mais les réjouissances de l’hôtel de ville ne se firent qu’à la fin de janvier 1782 (lorsque la reine fut relevée de couches). La dame Kornman, à cette époque, venait de passer d’une prison où elle avait gémi six mois, dans la maison d’un accoucheur où elle attendait le moment. De plus, le sieur Daudet (qui n’a jamais demeuré à la Nouvelle-France) était parti pour la Hollande, où les affaires du prince de Nassau l’avaient appelé plus de deux mois avant la détention de cette dame ; ce qui compose au moins neuf mois d’anachronisme, et démontre l’impossibilité de la course honorable que mes ennemis me font faire.

Voici ce qui leur a donné l’idée d’imprimer ce galimatias. À la fin de décembre 1781, c’est-à-dire peu de temps avant les fêtes de l’hôtel de ville, ayant obtenu de M. Le Noir la permission d’accompagner le sieur Page, médecin-accoucheur, qui allait, avec l’ordre du roi, retirer la dame Kornman du château Charollais, où elle était enfermée depuis six mois, non pour la remettre en mes mains, comme on ne cesse de l’articuler bêtement, et comme chacun feint de le croire, mais pour qu’elle passât dans celles du seul homme qui lui fût essentiel, un accoucheur intelligent), je donnai l’ordre à ce cocher, qui était celui de ma femme, d’atteler des chevaux à sa berline. Il me conduisit d’abord chez M. Le Noir ; de là, vers les onze heures du soir, il mena le sieur Page et moi dans la prison de Cha-