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VIE DE BEAUMARCHAIS.

très-tendre[1] » — c’était, comme on sait, celui de Malbrou, redevenu à la mode — et ce qu’il espérait se produisit. Tout le monde, jusqu’à la reine, chanta la romance, et mourut d’envie d’entendre le reste. Beaumarchais apprit que ce désir de voir jouer la Folle Journée était surtout très-vif dans la société de la duchesse Jules, la plus intime amie de la reine ; vite il y fit savoir qu’on pouvait disposer de lui, et il écrivit à Préville pour qu’on se tint prêt à la Comédie, sans lui dire encore où l’on jouerait : « Ce ne sera, dit-il, qu’une représentation bourgeoise, et qui ne peut donner aucune crainte aux acteurs… La pièce, ajoute-t-il, a d’ailleurs passé depuis longtemps à la censure, et les obstacles qui s’opposent à la représentation sont de pure intrigue. À l’égard des rôles, ils prendront pour les remplir les sujets qu’ils auront sous la main[2]. » C’est le 30 avril qu’il écrivait cette lettre. Un mois après, tout est changé, mais pour ne marcher que mieux. Ce n’est plus en cachette, derrière un paravent, qu’on jouera la Folle Journée, mais sur un théâtre, et le plus recherché de tous, celui des Menus-Plaisirs, qui dépend de la maison du roi. C’est aujourd’hui, comme on sait, la salle du Conservatoire. Beaumarchais y a fait faire aux comédiens douze ou quinze répétitions à ses frais, qui ne lui coûtent pas moins de dix à douze mille francs[3]. Il compte avoir toute la cour, même la reine, et il a fait distribuer aux ministres, princes, princesses, marquis, marquises, etc., des billets avec une vignette de Figaro dans son costume. Le 13 juin, tout est prêt pour le soir, lorsque dans la journée même arrive, par un exprès de M. le duc de Villequier, signification aux comédiens pour qu’ils aient à s’abstenir de jouer. C’est un ordre formel du roi. Pourquoi ? Beaumarchais ne l’a pas su[4], mais il est possible de le supposer. Louis XVI aura sans doute appris qu’un jour chez l’ancien ministre Amelot, qui lui disait : « Ce qui empêchera toujours de jouer la pièce, c’est que le roi s’y opposera toujours, » le drôle lui riposta : « Si ce n’est que cela, Monsieur, elle sera jouée[5]. » La réponse de Louis XVI à cette fanfaronnade a été la nouvelle défense. Par ce coup de force, il prouve qu’il n’est pas si faible, et peut, au besoin, ce qu’il veut.

Beaumarchais n’insista plus, et, pressé par d’autre affaires, partit pour Londres. À son retour, tout a changé encore. Une représentation organisée par M. de Vaudreuil pour la duchesse Jules et le comte d’Artois, dans son château de Gennevilliers, n’attend plus que son consentement. On a même celui du roi, qui, voyant qu’on ne jouera plus sur un de ses théâtres, et trouvant là un biais pour ne plus dire non, a, comme il lui arrivera toujours en toutes choses, fini par dire oui.

Maître ainsi de la situation, Beaumarchais en profite pour faire ses conditions sous un nouveau masque. Il joue à la pudeur, élève des doutes à son tour sur la décence de sa pièce, qui pourrait effaroucher de si nobles oreilles, et finalement demande un nouveau censeur, jurant qu’il n’autorisera que si celui-ci autorise. On lui donne l’académicien Gaillard, qui fait la seule chose qui lui fût possible en pareille circonstance : il donne son approbation. La pièce est jouée à Gennevilliers, le 26 septembre, avec un succès fou, mais par une chaleur étouffante, qui oblige Beaumarchais à briser quelques carreaux avec sa canne, ce qui fait dire qu’il a doublement cassé les vitres[6].

Ayant pour lui ce succès, que fort peu de restrictions des prudes ont troublé ; ayant, qui plus est, l’approbation de la censure, dont il ne s’est pas prémuni pour autre chose, il court persuader au ministre de Paris, M. de Breteuil, qui d’ailleurs n’y contredit guère, que sa pièce doit être à présent permise, qu’il va en prévenir les comédiens et, bref, se faire jouer. Le lieutenant de police intervient, qui d’abord lui signifie d’avoir à s’en bien garder, mais qui un peu

  1. Mémoires secrets, t. XXI, p. 136.
  2. Journal de l’amateur d’autographes, t. I, no 19.
  3. Correspondance secrète, t. XIV, p. 397.
  4. Loménie, t. II, p. 307, note.
  5. Mémoires secrets, t. XXV, p. 327.
  6. Madame Lebrun, Souvenirs, t. I, p. 147.