Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/619

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quiétude pour moi, exigent que je rejette à qui il doit aller le bloc dont on veut m’accabler : mais c’est le bien que je veux faire ; et, le jour que j’aurai parlé, il sera devenu impossible.

« Je vous demande donc, au nom de la patrie, du vrai besoin de mon pays, du danger de cette inaction, de vaincre toutes vos répugnance, en m’assignant un rendez-vous d’accord avec M. Dumouriez.

« Agréez les assurances de la très-respectueuse estime qui vous est due :

« Signé Caron de Beaumarchais. »

Je suis trois jours sans avoir de réponse. Le 2 juin je reçois cette lettre de M. Servan (écriture de bureau) :

« Paris, le 2 juin 1792, l’an iv de la Liberté.

« Vous sentez, monsieur, que votre affaire ayant été mûrement examinée au conseil du roi, comme je vous en ai prévenu (prévenu ?… de quoi ? qu’elle le serait apparemment), il m’est impossible dy rien changer. Vous demandez à m’entretenir avec M. Dumouriez sur le même objet : je me trouverai volontiers au rendez-vous que voudra bien vous accorder ce ministre.

« Le ministre de la guerre, signé Servan. »

Que voulait dire M. Servan ? prétendait-il me faire entendre par ces mots, le conseil du roi, que c’était le roi en personne qui s’opposait à ce qu’on fît rien pour accélérer ces fusils ? Un nouveau genre d’inquiétude me saisit. Dans le désordre de ma tête, je renvoie mon courrier en Hollande, en écrivant à mon ami que la malveillance est au comble, et qu’il faut que ce soit lui-même qui me donne un conseil pour tâcher de faire arriver nos fusils, en consultant l’ambassadeur, soit en faisant des ventes simulées à des négociants hollandais, soit en les faisant aller à Saint-Domingue, d’où j’en ferais ensuite l’usage qu’un meilleur temps me prescrirait. Ma lettre se ressentait de ma fâcheuse situation : mon ami en fut effrayé.

Je m’efforçais de me tranquilliser, lorsque, le 4 juin, François Chabot, pour comble de malheur, poussé par je ne sais qui, s’avise de me dénoncer à l’Assemblée nationale comme ayant fait venir du Bradant dans mes caves cinquante mille fusils, dont la municipalité, dit-il, avait parfaite connaissance. L’Enfer est donc déchaîné, dis-je, contre ces malheureux fusils ! Y a-t-il jamais eu sottise ou traîtrise pareille ? Et je puis être massacré !

Sur-le-champ je reprends la plume, et j’écris à M. Servan la lettre dont voici la copie :

« Paris, lundi soir, 4 mai 1792.
« Monsieur,

« J’ai l’honneur de vous prévenir que je viens d’être enfin dénoncé aujourd’hui à l’Assemblée nationale comme ayant fait venir du Brabant à Paris cinquante mille fusils que je retiens, dit-on, cachés dans un lieu très-suspect.

« Vous pensez bien, monsieur, que cette accusation, qui me fait membre du comité autrichien, intéresse beaucoup le roi, que l’on en suppose le chef, et qu’il ne vous convient pas plus qu’à moi de laisser fermenter des soupçons de cette nature.

« Après les efforts de tout genre que j’ai faits, tant auprès de vous que des autres ministres, pour procurer ces armes à mon pays ; après leur inutilité, et j’ajoute, avec peine, après l’inconcevable indifférence dont tant d’efforts patriotiques ont été repoussés par le ministre actuel, je devrais au roi et à moi de me justifier hautement, si mon patriotisme ne m’arrêtait encore, par la certitude que j’ai que, du moment où je m’expliquerai publiquement, la porte de la France est fermée à ces armes.

« Cette seule considération prévaut encore sur celle de ma sécurité avancée, et des mouvements populaires que l’on remarque autour de ma maison. Mais, monsieur, cet état ne peut subsister vingt-quatre heures ; et c’est de vous, comme ministre, que j’attends la réponse qu’il me convient de faire à cette inculpation (de Chabot). Je vous demande encore une fois, monsieur, un rendez-vous dans la journée avec M. Dumouriez, s’il est encore ministre. Vous êtes trop éclairé pour ne pas pressentir les conséquences d’un retard.

« Mon domestique a l’ordre d’attendre celui par écrit que vous voudrez bien lui remettre pour moi. Il y a quelque vertu, monsieur, dans la conduite que je tiens, malgré l’effroi de ma famille entière : mais le bien public avant tout !

« Je suis avec respect,

« Monsieur,
« Votre, etc.
« Signé Caron de Beaumarchais. »


En copiant ceci, j’ai besoin de me modérer : la colère m’emporte encore, et je sue à grosses gouttes, le 6 janvier, dans un pays très-froid.

Le lendemain enfin, M. Servan répond pour la première fois de sa main.

« Mardi, 5 juin.

« J’ignore, monsieur, à quelle heure M. Dumouriez sera libre pour vous voir : mais je vous répète que dès que vous serez chez lui, et qu’il me fera avertir, je m’empresserai de m’y rendre, ce matin, jusqu’à trois heures ; après midi, depuis sept heures jusqu’à neuf heures.

« Je serais très-fâché qu’il vous mésarrivât pour des fusils que des ordres impérieux retiennent à Terweren.

« Le ministre de la guerre,
« Signé Joseph Servan. »

Ce n’était donc pas, ô Lecointre, ni un brocanteur en faillite ni ma mauvaise volonté qui rete-