Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/626

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« En vous expliquant bien ceci, messieurs, je n’ai fait que renouveler ce que j’ai dit vingt fois aux ministres vos prédécesseurs.

« Ne pouvant amener au Havre une cargaison d’armes que l’on me retient en Zélande contre justice et droit des gens, je vous pose ainsi la question :

« Quand le ministère m’a pressé d’acheter ces fusils pour le service de la France, les sacrifices d’argent ne m’ont pas arrêté : depuis trois mois je tiens ces armes en magasin, mais je ne les tiens qu’en Zélande : et vous savez que le gouvernement d’Autriche engage celui de Hollande à les empêcher d’en sortir, sans aucun prétexte plausible, uniquement parce qu’ils sont les plus forts et peuvent être impunément injustes à l’égard d’un particulier. Ces fusils sont donc à Tervère. Ils y sont pour votre service, et voici mon dilemme unique :

« La France a-t-elle besoin des armes ? et surtout vous importe-t-il qu’elles ne passent point dans les mains de nos ennemis, qui les demandent à tout prix, ce qui doublerait le dommage ? Recevez-en la livraison à Tervère, en place du Havre, où je ne puis plus vous la faire. C’est le seul changement que je propose à mon traité, car je ne vous dis point : Messieurs, rompez le traité de ces armes entre M. de Graves et moi ; au contraire, je vous propose d’accélérer sa conclusion, pour vous assurer qu’il l’aura, en faisant faire la réception des armes dans ce port, où elles sont encore. Alors vous agirez de couronne à couronne ; et l’on aura bientôt raison, parce qu’on vous respectera, quand on n’a nul égard pour moi.

« Ne voulez-vous pas à l’instant vous mettre en possession des fusils ? moyen qui peut seul empêcher peut-être qu’on ne s’en empare par la force, si je m’obstine à ne pas les leur vendre : alors (et je le dis avec un grand regret) déclarez-moi, messieurs que vous vous ne voulez plus de armes, et que vous renoncez de les avoir à vous par ma livraison à Tervère, m’autorisant à m’en défaire à moins de perte et de risque possible.

« Obligé de céder à l’empire des circonstances, je porterai sur le bureau de l’Assemblée nationale tous mes marchés et correspondances, enfin les détails bien prouvés de mes efforts patriotiques pour procurer ces armes à la France. Alors, bien affligé, mais dégagé de prendre une peine inutile pour servir mon pays en ce point quand je n’y suis aidé par aucun des pouvoirs, et quand depuis trois mois mes capitaux sont loin de moi, engagés, arrêtés avec des pertes incalculables, j’écrirai en Hollande : Laissez aller ces malheureux fusils aux conditions qu’on vous en offre, plutôt que de les voir enlever par la force, et de n’avoir après tout pour espoir que l’aperçu d’un éternel procès dont je ne sortirais jamais, contre mon vendeur et l’État, pour pour cause de violence, d’une part, et de non-livraison, l’autre.

« Ne croyez pas, messieurs, qu’un transport fictif envers vous pût me tirer de l’embarras où je me trouve ! au contraire, il me ferait perdre le seul temps qui me reste pour retirer mes capitaux, engagés si longtemps pour le service de la patrie. Il m’enlèverait tout pouvoir d’échanger contre des ducats ces armes dont vos ennemis ont bien autant besoin que vous, et qu’ils ne cessent de demander, en s’offensant de mes refus constants.

« Quel serait notre sort, messieurs, si, par un traité simulé, vous plaidiez ma cause en Hollande, au lieu d’y débattre la vôtre, et ne réussissiez pas à conduire les armes à Dunkerque dans un temps utile pour vous ? Il vous resterait l’avantage d’avoir au moins empêché l’ennemi de s’en servir contre vous-mêmes, pendant toute la guerre actuelle : et moi, privé de tous mes fonds, je n’obtiendrais pour récompense d’avoir bien servi mon pays, que le désespoir de me voir une horrible quantité d’armes que je ne vendrais à personne, personne n’en ayant plus besoin ! je serais ruiné, abîmé ; sans doute vous ne le voulez pas.

« On m’objecte, messieurs, que votre responsabilité s’expose, si vous annulez le traité de M. de Graves avec moi ! Oui, messieurs, elle est exposée si vous annulez ce marché pour laisser vendre aux ennemis les fusils achetés pour vous ; mais non pas si vous l’échangez contre un traité définitif qui vous assure que l’ennemi ne s’emparera point des armes, puisque, étant reconnues propriété nationale, les Hollandais ne peuvent plus, à moins de déclarer la guerre, souffrir ouvertement chez eux que l’on viole leur territoire pour vous faire une insulte dont ils deviendraient les complices ! Voilà la question bien posée sur ce qui tient, messieurs, à la responsabilité des ministres dans cette affaire.

« Quant à la conférence d’hier, en voici le court résumé. Je vous ai proposé, messieurs, de vous faire la livraison des armes réellement, et non fictivement, à Tervère, en place du Havre, sur les motifs que vous venez de lire ; ou que vous déclariez, en annulant le traité de M. de Graves, que vous ne vous ne voulez plus des armes pour la France, et me rendez l’entière liberté de faire recouvrer mes fonds où, quand et comme je pourrai, sauf les justes indemnités ! Je vous supplie, messieurs, de m’accorder la faveur d’une prompte réponse, car je cours d’imminents dangers, que mon ardent patriotisme est bien loin d’avoir mérités ! vous-mêmes avez eu la bonté de me le dire hier matin.

« Recevez, messieurs, les respects d’un bon citoyen affligé.

Signé Caron de Beaumarchais. »

Je fus trois jours sans avoir de nouvelles. Je priai M. de la Hogue de passer aux affaires étrangères. Il ne rapporta pour réponse qu’il avait rendez-vous le soir même aux trois comités réunis, diplomatique, militaire et des douze. Eh bien ! nous