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VIE DE BEAUMARCHAIS.

affaires lui avaient de la part de tous, depuis les princes jusqu’au peuple, concilié de sympathies. C’était l’envers cruel du procès Goëzman. L’impopularité lui fut surtout fatale. Il eût peut-être fait bon marché de certaines gamineries de basoche, organisées par les amis de Bergasse, qui lui valurent nombre de sifflets dans cette grand’salle où il avait eu tant de bravos, et dont la plus cruelle fut l’auto-da-fé de ses Mémoires, que des clercs en goguette firent brûler au café du Caveau, par un des garçons[1] ; mais ce qui lui fut plus réellement sensible, à cause des menaces qui couvaient dessous, ce sont les mauvais bruits d’accaparement répandus contre lui par Kornman et les siens[2], et, à la suite, l’excitation hostile des petites gens du faubourg et des Halles, qui ne voulurent plus voir en lui qu’un accapareur de blé, un organisateur de famine !

Ce danger de la colère du faubourg était d’autant plus grand, qu’il était venu se loger auprès, et se jeter pour ainsi dire dans la gueule du monstre. Depuis quelques années, son plaisir avait été de se préparer une retraite moitié ville et moitié campagne, rus in urbe, où il pût être au large et à l’aise, tranquille et libre. C’est au coin du boulevard, en face de la Bastille, du côté du faubourg Saint-Antoine, qu’il en avait choisi le terrain. On le lui disposa en jardin, à la mode du temps, aussi habilement que l’art, suppléant à l’espace, qui n’était pas très-vaste, put le permettre. Il eut là, dans « ce Vaucluse des boulevards, » ainsi que l’appelait une de ses dernières visiteuses, lady Morgan[3], des fontaines, des grottes, des rochers, que ce bon M. Chalumeau, de Melun, marchand de pierres et lettré, lui vendit à bon compte[4], dans l’espoir qu’il voudrait bien, en échange, lui refaire son drame de l’Ami de la Maison[5]. Il eut aussi de jolies « fabriques, » comme on disait, et d’ingénieux petits monuments à la Gloire, au Plaisir, à l’Amitié, dont lui-même avait fait les inscriptions, qu’on lira plus loin dan les Œuvres. Un pavillon en rotonde, à deux pas de rentrée sur le boulevard, avec une plume en girouette sur un globe, qu’elle faisait tourner, indiquant ainsi que le monde tourne et vire au gré de l’esprit, devait lui servir de cabinet de travail[6].

Auprès, une porte plein cintre, ornée de deux figures de Jean Goujon, la Seine et la Marne, empruntées aux démolitions de la porte Saint-Antoine, et qu’il avait fait réparer à grands frais[7], donnait passage sous une voûte qui conduisait au milieu du jardin, et de là dans une cour à l’italienne, où se voyait, sur un piédestal entouré de plantes rares, une belle copie du Gladiateur combattant. Une autre, d’après le Voltaire de Houdon, se trouvait à l’entrée des appartements, lambrissés, parquetés de bois précieux, et décorés de peintures du meilleur choix, dont quelques-unes des plus remarquables, qui étaient d’Hubert Robert, furent transportées en 1818, quand on expropria maison et jardin pour le tracé du canal Saint-Martin, dans une des galeries de l’Hôtel de ville, où le pétrole de la Commune les a détruites.

Beaumarchais ne put que bien peu, et toujours avec inquiétude, jouir de cette belle demeure. La Révolution, dont les premiers temps l’avaient vu achever, et qu’il en avait pour ainsi dire fait la patronne en écrivant sur la principale porte, au coin de la Bastille :

Ce petit jardin fut planté
L’an premier de la Liberté.

  1. Mémoires secrets, t. XXX, p. 217.
  2. V. son troisième mémoire dans le procès Kornman.
  3. La France, 1817, in-8, t. II, p. 63.
  4. V. le volume de ce M. Chalumeau, Ma Chaumière, Melun, 1790, in-8, p. 269 277.
  5. Ce drame se trouve dans les manuscrits de Beaumarchais, à la Comédie française, ce qui nous fit d’abord penser qu’il pouvait être de lui. Chalumeau, dont il y a d’autres écrits dans ces papiers, l’a fait imprimer sous le titre de l’Adultère. V. Catalogue de la bibliothèque Solemne, t. II, p.215.
  6. Il est représenté sur la vignette du titre de ce volume. Il survécut longtemps au reste de la maison, car il ne fut démoli qu’en 1835.
  7. V. son troisième mémoire pour le procès Kornman. Il y attribue à tort, croyons-nous, ces deux figures à Germain Pilon. Elles sont, aujourd’hui, très-détériorées, dans un coin du jardin du Musée de Cluny.