Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/737

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apitoyer, messieurs, sur leur ruine, qu’ils disent certaine, si ces fils de Mercure et de la nymphe Écho sont forcés de donner aux enfants d’Apollon, qui seuls font les pièces qu’ils jouent, une part modérée dans le produit de leurs ouvrages, après avoir levé les frais. J’ai bien prouvé, par la comparaison des marchands débitants d’étoffes, qui payent tous leurs fabricants sans venir devant vous, messieurs, débiter la haute sottise qu’ils sont ruinés par ces payements (car qui voudrait les écouter ?), j’ai bien prouvé que la Comédie seule au monde ose déraisonner ainsi, pour intéresser l’auditoire par la voix de ses directeurs.

Je disais un jour à l’un d’eux : Mais si les temps sont si fâcheux que vous ne puissiez pas payer les ouvrages à leurs auteurs (sans lesquels cependant il n’y aurait point de spectacle), comment donc pouvez-vous payer vos acteurs, vos décorateurs, les peintres, musiciens, cordonniers, chandeliers et perruquiers de vos théâtres ? car aucun d’eux n’est aussi nécessaire aux succès où vous prétendez, que la pièce jouée qui les met tous en œuvre. Oh ! mais, dit-il, ils nous y forceraient ! Cette réponse si naïve me paraît juger la question. Cinquante auteurs bien isolés, loin des endroits où on les pille, n’ont jamais eu, pour obtenir justice, la force ou le crédit qu’ont des milliers de fournisseurs des accessoires de ces spectacles, qui, présents à l’emploi que l’on fait de leurs fournitures, obligent, par leurs cris, la justice à les écouter. Les auteurs ne l’ont jamais pu ; ils ont toujours été volés.

Un autre directeur de troupe, acteur célèbre de Paris, me priait un jour d’engager quelques auteurs de mes confrères à lui laisser jouer leurs ouvrages presque pour rien, dans la semaine appelée sainte, à son spectacle de province.

Hé ! mais comment, lui dis-je, oserai-je le proposer à des gens de lettres qui savent que vous menez à Rouen une de vos camarades, dont la grande réputation vous attirera bien du monde en cette semaine de récolte ?

Oh ! mais, dit-il, vous savez bien que je suis forcé de payer vingt-cinq louis par séance à la camarade que je mène ; elle ne viendrait point sans cela : ce qui emporte tout mon gain. Je lui répondis à mon tour : Si vous ne pouvez obtenir de votre propre camarade, qui n’est que d’un sixième dans le jeu de ma pièce, la plus légère diminution sur les vingt-cinq louis qu’elle exige pour aller y jouer un rôle, comment pouvez-vous demander à l’auteur, qui n’obtient pas de vous, pour sa composition entière, le dixième de ce que vous payez à votre belle camarade, qu’il réduise à rien ce dixième ? Il m’entendit, n’insista pas ; ma réponse était sans réplique. Le vrai mot de l’énigme est donc que les directeurs de spectacles, forcés de tout payer bien cher, s’y soumettent sans murmurer, pourvu qu’ils pillent les auteurs : c’est là la probité de tous.

Un autre directeur m’a dit, en hésitant, ces mots : Vous, monsieur Beaumarchais, que l’on prétend si riche, comment n’appréhendez-vous pas que l’on vous taxe d’avarice, en exigeant sévèrement un payement pour vos ouvrages ? Mon cher monsieur, lui répondis-je, feu la maréchale d’Estrées avait deux cent mille livres de rentes ; jamais je n’en ai pu tirer une bouteille de vin de Sillery sans lui avoir, au préalable, donné un écu de six francs, et personne ne l’accusa d’avarice ni d’injustice ; et cependant ma pièce est bien plus ma propriété que sa vigne n’était la sienne. Et puis, connaissez-vous l’usage que je fais de cet argent-là ? S’il m’aide à soutenir quelques infortunés, ai-je chargé ces directeurs d’être mes aumôniers secrets ? Et les fillettes qu’ils confessent sont-elles au nombre de mes pauvres ? Mais, que je sois avare ou non, quelqu’un a-t-il le droit d’envahir ma propriété ?

Si l’on croyait devoir s’apitoyer pour tous ces directeurs de troupes, qui se disent souffrants, en s’emparant de nos ouvrages, que fera-t-on pour les auteurs, dont la propriété, presque nulle pendant leur vie, est perdue pour leurs héritiers cinq années après leur décès ? Toutes les propriétés légitimes se transmettent pures et intactes d’un homme à tous ses descendants. Tous les fruits de son industrie, la terre qu’il a défrichée, les choses qu’il a fabriquées, appartiennent, jusqu’à la vente qu’ils ont toujours le droit d’en faire, à ses héritiers, quels qu’ils soient. Personne ne leur dit jamais : Le pré, le tableau, la statue, fruit du travail ou du génie, que votre père vous a laissé, ne doit plus vous appartenir, quand vous aurez fauché ce pré, ou gravé ce tableau, ou bien moulé cette statue, pendant cinq ans après sa mort : chacun alors aura le droit d’en profiter autant que vous : personne ne leur dit cela. La propriété des auteurs, par une exception affligeante, est la seule dont l’héritage n’a de durée que cinq années, aux termes du premier décret. Et pourtant, quel défrichement, quelle fabrication pénible, quelle production émanée du pinceau, du ciseau des hommes, leur appartient plus exclusivement, plus légitimement, messieurs, que l’œuvre du théâtre, échappée au génie du poète, et leur coûta plus de travail ? Cependant tous leurs descendants conservent leurs propriétés ; le malheureux fils d’un auteur perd la sienne au bout de cinq ans d’une jouissance plus que douteuse, ou même souvent illusoire : cette très-courte hérédité pouvant être éludée par les directeurs des spectacles, en laissant reposer les pièces de l’auteur qui vient de mourir, pendant les cinq ans qui s’écoulent jusqu’à l’instant où les ouvrages, aux termes du premier décret, deviennent leur propriété, il s’ensuivrait que les enfants très-malheureux des gens de lettres, dont la plupart ne laissent de fortune qu’un vain renom et leurs ouvrages, se verraient tous exhérédés par la sévérité des lois !