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ESSAI SUR LE GENRE DRAMATIQUE SÉRIEUX.

pour nous les arracher, et tout le génie d’un sublime auteur y suffit à peine.

D’ailleurs les coups inévitables du destin n’offrent aucun sens moral à l’esprit. Quand on ne peut que trembler et se taire, le pire n’est-il pas de réfléchir ? Si l’on tirait une moralité d’un pareil genre de spectacle, elle serait affreuse, et porterait au crime autant d’âmes, à qui la fatalité servirait d’excuse, qu’elle en découragerait de suivre le chemin de la vertu, dont tous les efforts dans ce système ne garantissent de rien. S’il n’y a pas de vertus sans sacrifices, il n’y a point aussi de sacrifices sans espoir de récompense. Toute croyance de fatalité dégrade l’homme en lui ôtant la liberté, hors laquelle il n’y a nulle moralité dans ses actions.

D’autre part, examinons quelle espèce d’intérêt les héros et les rois, proprement dits, excitent en nous dans la tragédie héroïque ; et nous reconnaîtrons peut-être que ces grands événements, ces personnages fastueux qu’elle nous présente, ne sont que des pièges tendus à Notre amour-propre, auxquels le cœur se prend rarement. C’est notre vanité qui trouve son compte à être initiée dans les secrets d’une cour superbe, à entrer dans un conseil qui va changer la face d’un État, à percer jusqu’au cabinet d’une reine dont la vue nous serait permise à peine.

Nous aimons à nous croire les confidents d’un prince malheureux, parce que ses chagrins, ses larmes, ses faiblesses, semblent rapprocher sa condition de la nôtre, ou nous consolent de son élévation ; sans nous en apercevoir, chacun de nous cherche à agrandir sa sphère, et notre orgueil se nourrit du plaisir de juger au théâtre ces maîtres du monde qui, partout ailleurs, peuvent nous fouler aux pieds. Les hommes sont plus dupes d’eux-mêmes qu’ils ne le croient : le plus sage est souvent mû par des motifs dont il rougirait s’il s’en était mieux rendu compte. Mais si notre cœur entre pour quelque chose dans l’intérêt que nous prenons aux personnages de la tragédie, c’est moins parce qu’ils sont héros ou rois, que parce qu’ils sont hommes et malheureux : est-ce la reine de Messène qui me touche en Mérope ? c’est la mère d’Égiste : la seule nature a des droits sur notre cœur.

Si le théâtre est le tableau fidèle de ce qui se passe dans le monde, l’intérêt qu’il excite en nous a donc un rapport nécessaire à notre manière d’envisager les objets réels. Or, je vois que souvent un grand prince, au faîte du bonheur, couvert de gloire et tout brillant de succès, n’obtient de nous que le sentiment stérile de l’admiration, qui est étranger à notre cœur. Nous ne sentons peut-être jamais si bien qu’il nous est cher, que lorsqu’il tombe dans quelque disgrâce ; cet enthousiasme si touchant du peuple, qui fait l’éloge et la récompense des bons rois, ne le saisit guère qu’au moment qu’il les voit malheureux, ou qu’il craint de les perdre. Alors sa compassion pour l’homme souffrant est un sentiment si vrai, si profond, qu’on dirait qu’il peut acquitter tous les bienfaits du monarque heureux. Le véritable intérêt du cœur, sa vraie relation, est donc toujours d’un homme à un homme, et non d’un homme à un roi. Aussi, bien loin que l’éclat du rang augmente en moi l’intérêt que je prends aux personnages tragiques, il y nuit au contraire. Plus l’homme qui pâtit est d’un état qui se rapproche du mien, plus son malheur a de prise sur mon âme. « Ne serait-il pas à désirer (dit M. Rousseau) que nos sublimes auteurs daignassent descendre un peu de leur continuelle élévation, et nous attendrir quelquefois pour l’humanité souffrante, de peur que, n’ayant de la pitié que pour des héros malheureux, nous n’en ayons jamais pour personne ? »

Que me font à moi, sujet paisible d’un État monarchique du dix-huitième siècle, les révolutions d’Athènes et de Rome ? Quel véritable intérêt puis-je prendre à la mort d’un tyran du Péloponnèse ? au sacrifice d’une jeune princesse en Aulide ? Il n’y a dans tout cela rien à voir pour moi, aucune moralité qui me convienne. Car qu’est-ce que la moralité ? C’est le résultat fructueux et l’application personnelle des réflexions qu’un événement nous arrache. Qu’est-ce que l’intérêt ? C’est le sentiment involontaire par lequel nous nous adaptons cet événement, sentiment qui nous met en la place de celui qui souffre, au milieu de sa situation. Une comparaison, prise au hasard dans la nature, achèvera de rendre mon idée sensible à tout le monde.

Pourquoi la relation du tremblement de terre qui engloutit Lima et ses habitants, à trois mille lieues de moi, me trouble-t-elle, lorsque celle du meurtre juridique de Charles Ier, commis à Londres, ne fait que m’indigner ? C’est que le volcan ouvert au Pérou pouvait faire son explosion à Paris, m’ensevelir sous ses ruines, et peut-être me menace encore ; au lieu que je ne puis jamais appréhender rien d’absolument semblable au malheur inouï du roi d’Angleterre : ce sentiment est dans le cœur de tous les hommes ; il sert de base à ce principe certain de l’art, qu’il n’y a moralité ni intérêt au théâtre sans un secret rapport du sujet dramatique à nous. Il reste donc pour constant que la tragédie héroïque ne nous touche que par le point où elle se rapproche du genre sérieux, en nous peignant des hommes, et non des rois ; et que les sujets qu’elle met en action étant si loin de nos mœurs, et les personnages si étrangers à notre état civil, l’intérêt en est moins pressant que celui d’un drame sérieux, et la moralité moins directe, plus aride, souvent nulle et perdue pour nous, à moins qu’elle ne serve à nous consoler de notre médiocrité, en nous montrant que les grands crimes et les grands malheurs sont l’ordinaire partage de ceux qui se mêlent de gouverner le monde.

Après ce qu’on vient de lire, je ne crois pas avoir besoin de prouver qu’il y a plus d’intérêt dans un drame sérieux que dans une pièce comique. Tout le monde sait que les sujets touchants nous affectent beaucoup plus que les sujets plaisants, à égal degré de mérite. Il suffira seulement de développer les causes de cet effet aussi constant que naturel, et d’examiner l’objet moral dans la comparaison des deux genres.

La gaieté légère nous distrait ; elle tire, en quelque façon, notre âme hors d’elle-même, et la répand autour de nous : on ne rit bien qu’en compagnie. Mais si le tableau gai du ridicule amuse un moment l’esprit au spectacle, l’expérience nous apprend que le rire qu’excite en nous un trait lancé meurt absolument sur sa victime, sans jamais réfléchir jusqu’à notre cœur. L’amour-propre, soigneux de se soustraire à l’application, se sauve à la faveur des éclats de l’assemblée, et profite du tumulte général pour écarter tout ce qui pourrait nous convenir dans l’épigramme. Jusque-là le mal n’est pas grand, pourvu qu’on n’ait livré à la risée publique qu’un pédant, un fat, une coquette, un extravagant, un imbécile, une bamboche, en un mot tous les ridicules de la société. Mais la moquerie qui les punit est-elle l’arme avec laquelle on doit attaquer le vice ? est-ce en plaisantant qu’on croit l’atterrer ? Non-seulement on manquerait son but, mais on ferait précisément le contraire de ce qu’on s’était proposé. Nous le voyons arriver dans la plupart des pièces comiques ; à la honte de la morale, le spectateur se surprend trop souvent à s’intéresser pour le fripon contre l’honnête homme, parce que celui-ci est toujours le moins plaisant des deux. Mais si la gaieté des scènes a pu m’entraîner un moment, bientôt, humilié de m’être laissé prendre au piége des bons mots ou du jeu