nement est susceptible d’autant de nerf, de force ou d’élévation, que la tragédie héroïque, qui me montre aussi des hommes vivement affectés, dans des conditions seulement plus relevées. Si j’observe le drame noble et grave par le point où il touche au comique, je ne puis disconvenir que le vis comica ne soit un moyen indispensable de la bonne comédie : mais alors je demanderai pourquoi l’on imputerait au genre sérieux un défaut de chaleur qui, s’il existe, ne peut provenir que de la maladresse de l’auteur ? Puisque ce genre prend ses personnages au sein de la société, comme la comédie gaie, les caractères qu’il leur suppose doivent-ils avoir moins de vigueur, sortir avec moins de force, dans la douleur ou la colère d’un événement qui engage l’honneur et la vie, que lorsque ces caractères sont employés à démêler dés intérêts moins pressants, dans de simples embarras, ou dans des sujets purement comiques ? Aussi, quand tous les drames que j’ai ci-devant cités manqueraient de force comique, ce que je suis bien loin de penser ; quand même Eugénie, dont j’ose à peine parler après tous ces modèles, serait encore plus faible, la question ne devrait jamais rouler que sur le plus ou le moins de capacité des auteurs, et non sur un genre qui de sa nature est le moins boursouflé, mais le plus nerveux de tous : de même qu’il serait imprudent de dire du mal de l’épopée, quand l’Iliade et la Henriade n’existeraient pas, et encore que nous n’eussions à citer pour tout exemple en ce genre que le Clovis ou la Pucelle (j’entends celle de Chapelain).
Il s’élève une autre question, sur laquelle je dirai mon sentiment avec d’autant plus de liberté qu’elle n’est point formée en objection contre le genre que je défends. On demande si le drame sérieux ou tragédie domestique doit s’écrire en prose ou en vers ? Par cette question, je vois déjà qu’il n’est point indifférent de l’écrire d’une ou d’autre manière, et c’est beaucoup. Mais il n’y a pas moyen d’appliquer à ce fait la méthode analogique comme au précédent : ici toutes raisons de préférence manquent, hors celles qui peuvent se tirer de la nature même des choses. Établissons-les donc avec soin : l’exemple de M. de la Mothe, quoiqu’un peu étranger à la question, ne servira pas moins à y répandre un grand jour. L’essai malheureux qu’il fit de la prose dans son Œdipe entraîne beaucoup d’esprits, et les porte à se décider en faveur des vers. D’un autre côté, M Diderot, dans son estimable ouvrage sur l’art dramatique, se décide pour la prose ; mais seulement par sentiment, et sans entrer dans les raisons qu’il a de la préférer. Les partisans des vers, dans le fait de M. de la Mothe avaient aussi jugé par sentiment ; les uns et les autres ont également raison, parce qu’ils sont d’accord au fond. Ce n’est que faute d’explication qu’ils semblent divisés, et cette opposition apparente est précisément ce qui juge la question.
Puisque M. de la Mothe voulait rapprocher son langage de celui de la nature, il ne devait pas choisir le sujet tragique de son drame dans les familles de Cadmus, de Tantale, ou des Atrides. Ces temps héroïques et fabuleux, où l’on voit agir pêle-mêle et se confondre partout les dieux et les héros, grossissent à notre imagination les objets qu’ils nous présentent, et portent avec eux un merveilleux pour lequel le rhythme pompeux et cadencé de la versification semble avoir été inventé, et auquel il s’amalgame parfaitement. Ainsi les héros d’Homère, qui ne paraissent que grands et superbes dans l’épopée, seraient gigantesques dans l’histoire en prose. Son langage, trop vrai et trop voisin de nous, est comme l’atelier du sculpteur, où tout est colossal. La poésie est le vrai piédestal qui met ces groupes énormes au point d’optique favorable à l’œil ; et il en est de la tragédie héroïque comme du poëme épique. On eut donc raison de blâmer M. de la Mothe d’avoir traité le sujet héroïque d’Œdipe en langage familier. Peut-être eût-il fait une faute non moins grande contre la vérité, la vraisemblance et le bon goût, s’il eût traité en vers magnifiques un événement malheureux, arrivé parmi nous entre des citoyens. Car, suivant cette règle de la poétique d’Aristote : Comœdia enim deteriores, tragœdia meliores quam nunc sunt, imitari conantur. Si la tragédie doit nous représenter les hommes plus grands, et la comédie moindres qu’ils ne sont réellement, l’imitation de l’un et l’autre genre n’ayant pas une exacte vérité, leur langage n’a pas besoin d’être rigoureusement asservi aux règles de la nature. On fait faire à l’esprit humain autant de pas qu’on veut vers le merveilleux, dès qu’on lui a fait une fois franchir les barrières du naturel ; les sujets n’ayant plus alors qu’une vérité poétique ou de convention, il s’accommode aisément de tout. Voilà pourquoi la tragédie s’écrit avec succès en vers, et la comédie indifféremment de l’une ou de l’autre manière. Mais le genre sérieux, qui tient le milieu entre les deux autres, devant nous montrer les hommes absolument tels qu’ils sont, ne peut pas se permettre la plus légère liberté contre le langage, les mœurs ou le costume de ceux qu’il met en scène. « Mais, direz-vous, le langage de la tragédie est très-différent de celui de l’épopée : plus uni, moins chargé de métaphores, et se rapprochant davantage de la nature, qui empêche qu’il ne s’adapte avec succès au genre sérieux ? » C’est bien dit. Faites seulement un pas de plus, et concluez avec moi que plus ce langage s’en rapprochera, mieux il conviendra au genre : ce qui ramène tout naturellement à préférer la prose, et c’est ce qu’a sous-entendu M. Diderot. En effet, si l’art du comédien consiste à me faire oublier le travail que l’auteur s’est donné d’écrire son ouvrage en vers, autant valait-il qu’il ne prît pas une peine dont tout le mérite est dans la difficulté vaincue : genre de beauté qui fait peut-être honneur au talent, mais qui n’intéresse jamais personne en faveur du fond de l’ouvrage. Qu’on ne perde pas de vue cependant que c’est relativement au drame sérieux que je raisonne ainsi. Si je traitais un drame comique, peut-être voudrais-je à la gaieté du sujet joindre encore le charme de la poésie. Son coloris, moins vrai, mais plus brillant que celui de la prose, donne à l’ouvrage l’air riche et fleuri d’un parterre. Si l’harmonie des vers ôte un peu de naturel aux choses fortes, en revanche elle échauffe les endroits faibles, et surtout est très-propre à embellir les détails badins d’une pièce sans intérêt. Je ne sais point mauvais gré à l’homme qui me conduit à la promenade, de me faire admirer toutes les beautés qui ornent son parc, et d’éloigner le terme de mon plaisir par l’agrément des détails et la variété des objets : mais celui qui m’arrache à ma tranquillité pour m’entraîner avec lui dans une poursuite pénible ; celui dont on enlève la femme, la fille, l’honneur ou le bien, peut-il s’amuser en chemin ? Nous ne marchons que pour arriver ; s’il s’arrête en une carrière douloureuse, s’il me laisse entrevoir qu’il est moins pressé que moi de sortir des cruels embarras que ma compassion seule me fait partager, j’abandonne l’insensé, ou je fuis un barbare qui se joue de ma sensibilité.
Le genre sérieux n’admet donc qu’un style simple, sans fleurs ni guirlandes ; il doit tirer toute sa beauté du fond, de la texture, de l’intérêt et de la marche du sujet. Comme il est aussi vrai que la nature même, les sentences et les plumes du tragique, les pointes et les cocardes du comique lui sont absolument interdites ; jamais de maximes, à moins qu’elles ne soient mises en action. Ses personnages doivent toujours y paraître sous un tel aspect, qu’ils aient à peine besoin de parler pour intéresser. Sa véritable éloquence est celle des situations ;