Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/830

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ARLEQUIN. Eh bien ! monsieur, votre lettre ?

LÉANDRE, la lui remettant. La voici, et tu n’auras qu’à la porter ce soir z’à son adresse. Mais quel est cet homme ? ARLEQUIN. Monsieur, c’est mon cousin-germain, le fils de ce pauvre défunt Gilles Bambinois, mon oncle, dont vous savez que nous avons laissé la veuve t’à l’extrémité ; j’aurais t’une petite grâce t’à vous demander pour lui z’et que je vous prie de ne me pas refuser.

LÉANDRE. De quoi z’est-il question de s’agir ?

ARLEQUIN. Comme sa présence serait nécessaire z’au pays, que nous restons t’ici deux jours pendant lesquels vos bottes vous sont z’inutiles, t’il s’agirait, monsieur, de les lui prêter jusqu’à demain.

LÉANDRE. Prêter mes bottes ! mais tu n’y penses pas, z’est-ce que de semblables bottes se prêtent ? et puis, d’ailleurs, saurait-il en faire usage ?

ARLEQUIN. Du côté de la confiance, vous n’avez rien à risquer, monsieur, z’il n’y a jamais t’en que de très-t’honnêtes gens dans ma famille, vous le savez ; z’et z’à l’égard de la manière de se servir de ces bottes, c’est l’ouvrage d’un moment que de mettre z’au fait z’un homme t’aussi rempli d’instinct que le cousin Gilles.

GILLES. Ah ! vous avez bien de la bonté, cousin.

LÉANDRE. Tu me réponds donc de lui ?

ARLEQUIN. Comme de moi-même.

GILLES, se jetant aux genoux de Léandre. Et moi, seigneur de la petite poucetterie, je vous réponds de vos bottes corps pour corps.

LÉANDRE. Allons, débotte-moi, et voyons si l’intelligence de sa conception z’est telle que tu le dis.

ARLEQUIN ôte les bottes de Léandre et les met à Gilles avec force lazzi. Allons, haut le pied, cousin.

GILLES tombe. Ahi, ahie, heureusement que je me suis retenu sur le nez.

ARLEQUIN. Oui, cela a sauvé les joues, et ce n’est rien que cela : vite l’autre jambe.

GILLES tombe encore. Ahi ! ahi ! ahi ! mais cet apprentissage me paraît rude.

ARLEQUIN. Oh ! dame, cousin, z’on n’a rien sans peine dans ce monde, et z’au surplus, c’est toujours t’autant de fait, car te voilà justement dans la posture nécessaire z’à la première leçon.

GILLES, sur sut séant. Quelle chienne de cérémonie !

LÉANDRE, pendant qu’Arlequin attache les deux éperons de Gilles avec une ficelle, tire une corde de sa poche dont il lui lie les bras en disant : Voilà cette fameuse corde filée des propres cheveux de la fée z’Arpentine, qui préserve de danger tout voyageur qui a z’eu le bonheur de se voir z’une fois lié par z’elle. (Il lui prend sa clef sans qu’il s’en aperçoive, et entre chez Isabelle pendant qu’Arlequin amuse Gilles.)

SCÈNE XIV ARLEQUIN, GILLES. ARLEQUIN, d’un air mystérieux, avec un bouchon de liège brûlé, lui fait une paire de crocs et une mentonnière, en disant : Ceci, c’est la dernière z’opération après laquelle tu peux t’aller z’à tous les diables sans crainte ; mais, comme tu me parais t’un peu fatigué, cousin, je vais t’au-devant de mon maître qui est z’allé chercher z’une bouteille de vin chez le père Cassandre pour te faire boire z’un coup.

GILLES. Que dites-vous, cousin ?

ARLEQUIN. Sans adieu.

SCÈNE XV GILLES, seul.

GILLES, le voyant entrer chez Cassandre et s’apercevant qu’il n’a plus sa clef, fait des efforts inutiles pour se débarrasser, et dit : Ah ! misérable ! qu’ai-je fait ? ma pauvre clef ! chien de cousin de Lucifer ! z’au voleur ! t’au guet ! z’à la garde ! au feu !…

ISABELLE, dedans la maison, crie en même temps : Z’ami Gilles, t’au meurtre ! z’au secours !

SCÈNE XVI ISABELLE, LÉANDRE, ARLEQUIN, GILLES.

ISABELLE, conduite d’une main par Léandre et de l’autre par Arlequin, portant la valise, dit à Gilles : Ah ! coquin de Gilles ! me laisser z’ainsi t’enlever z’à tes yeux ! est-ce là ce que tu avais promis t’à mon ch’père ? Sois t’assuré, scélérat, que si je puis parvenir t’à lui donner de mes chères nouvelles, je n’oublierai pas de lui recommander de te faire pendre.

LÉANDRE. Tous vos cris sont z’inutiles, mam’zelle, et vous nous suivrez.