Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/843

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timide ne sait ou n’ose tirer de son sujet, qui rendent sa pièce équivoque ou vicieuse.

Lorsque je mis Eugénie au théâtre, tous nos jurés crieurs à la décence jetèrent des flammes dans les foyers, sur ce que j’avais osé montrer un seigneur libertin habillant ses valets en ministres, et feignant d’épouser une jeune personne qui paraît enceinte au théâtre, sans avoir été mariée.

Malgré ces criailleries, la pièce a depuis été jugée la plus morale de tous les drames, constamment jouée sur tous les théâtres de l’Europe, et traduite dans toutes les langues : parce que les bons esprits ont senti que la moralité, que l’intérêt naissaient entièrement de la disconvenance d’un homme puissant et vicieux qui persécute une faible fille trompée, vertueuse et délaissée.

Depuis, j’ai mis au théâtre les Deux Amis, dans laquelle un père avoue à sa prétendue nièce qu’elle est sa fille illégitime, et la pièce est encore du plus grand intérêt, parce que l’auteur s’attache à montrer les devoirs qu’impose la nature, sur les fruits mêmes d’un ancien égarement, que la rigoureuse dureté des convenances sociales, ou plutôt leur abus, laisse trop souvent sans aucun appui.

Me livrant ensuite à mon vrai caractère, j’ai tenté, dans le Barbier de Séville, de ramener au théâtre l’ancienne et franche gaîté, en l’alliant avec le ton léger, fin et délicat de notre plaisanterie actuelle. Mais comme cela même était une espèce de nouveauté, la pièce fut vivement poursuivie. À les entendre, il semblait que j’eusse ébranlé l’État, l’excès des précautions qu’on prit et des cris que l’on fit contre moi m’étonna. La pièce fut censurée quatre fois, cartonnée trois fois sur l’affiche à l’instant de la jouer, dénoncée même au parlement d’alors. Et moi, frappé de ce tumulte, je persistais à demander que le public fût juge de ce que j’avais destiné à l’amusement public. Je l’obtins enfin. Après les clameurs, sont venus les éloges, et l’on me disait partout : « Faites-nous donc beaucoup de pièces de ce genre. Il n’y a plus que vous qui sachiez rire. »

Un auteur échiné par les criards, mais qui se voit enfin un peu de laurier sur le front, reprend courage, et c’est ce que j’ai fait. M. le prince de Conti me défia publiquement de mettre au théâtre ma préface du Barbier, beaucoup plus gaie, disait-il, que la pièce, c’est-à-dire d’y montrer au public la famille de Figaro, que j’indiquais dans cette préface. Acceptant le défi, je composai sur-le-champ la pièce qui cause aujourd’hui la rumeur. Elle est restée cinq ans dans mon portefeuille. Eh ! plût au ciel qu’elle n’en fût jamais sortie !

Les comédiens ont su que je l’avais, ils me l’ont arrachée. Mais à l’éloge outré qu’ils en firent après l’avoir lue, toutes les sociétés de Paris voulurent la connaître. Et dès lors, il fallut me faire des ennemis de tout genre, ou céder aux instances universelles. Dès lors aussi, les criailleurs réveillés ne manquèrent pas de répandre que je blessais de plein gré, dans cet ouvrage, la religion, le gouvernement, tous les états de la société, les bonnes mœurs ; et qu’enfin la vertu y était opprimée et le vice triomphant, comme de raison, ajoutait-on. Courage, mes bons amis ! Dans le Barbier de Séville, je n’avais qu’ébranlé l’État, mais dans ce nouvel essai plus séditieux je le renverse de fond en comble.

Et pourtant, messieurs, de quoi s’agit-il ? D’un grand seigneur espagnol amoureux d’une jeune fille qu’il veut séduire, et des efforts que la jeune fiancée, celui qu’elle épouse, et la femme du seigneur, unissent ensemble pour faire échouer dans son dessein un maître que son rang, sa fortune et sa prodigalité rendent tout-puissant pour l’accomplir.

Si j’avais voulu faire une tragédie de ce sujet, mettant un poignard à la main de l’époux, que je n’aurais pas nommé Figaro, dans sa jalouse fureur je l’aurais fait noblement poignarder le puissant vicieux ; et comme il aurait ainsi vengé son honneur dans des vers bien ronflants, et que ce jaloux, tout au moins général d’armée, aurait eu en son rival quelque tyran bien horrible et régnant tout au plus mal, on aurait crié bravo ! bien moral ! J’étais sauvé, moi et mon Figaro sauvage.

Mais ne voulant qu’amuser nos Français et non faire ruisseler les larmes de leurs épouses, de mon convenable amant j’ai fait un jeune seigneur à peu près comme les autres : brave, généreux, galant, un peu libertin. Mais qu’oserait-on dire au théâtre d’un seigneur, sans les effaroucher tous, sinon de lui reprocher légèrement un peu de galanterie ? n’est-ce pas là le défaut le moins contesté par eux-mêmes ? Voulant faire le mien coupable, j’aurais craint de lui prêter un seul des vices du peuple : je le pouvais pourtant, et je ne l’ai pas fait. Son léger défaut n’aurait amené aucun effet comique dans ma pièce, si je ne lui avais opposé l’homme le plus dégourdi de sa nation, le véritable Figaro, qui non-seulement se moque des projets de son maître, mais s’indigne le plus plaisamment du monde qu’il ose jouter de ruse avec lui, maître passé dans ce genre d’escrime.

Ainsi, d’une lutte assez vive entre la puissance, la prodigalité, tout ce que la séduction offre de plus entraînant ; et le feu, l’esprit, les ressources que l’infériorité piquée au jeu peut opposer à cette attaque, il naît un jeu plaisant d’intrigue, où le vicieux époux contrarié, lassé, harassé, trompé dans ses vues et toujours joué sous jambes, comme dit Figaro, est obligé trois fois dans cette journée de tomber aux pieds de son épouse, qui, bonne, indulgente et sensible, finit par lui pardonner ses fredaines. C’est ce qu’elles font toujours, les douces créatures ! Et voilà tout, oui, tout, mais absolument tout. Qu’a donc cette moralité d’indécent, je vous prie ?