Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, Laplace, 1876.djvu/868

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évaluer celui d’un coup de poignard dans votre rencontre. » On pourrait ainsi former un tarif suivant les temps, les lieux et les personnes. N’admirez-vous pas, mon ami, comme je me laisse aller au vague de mes idées ? Je ne me donne la peine ni de les trier, ni de les soigner ; cela me fatiguerait, et je ne vous écris que pour faire diversion à mes souffrances, qui sont en vérité plus grandes qu’il ne convient souvent à mon courage. Cependant je ne suis pas aussi à plaindre que vous pourriez le penser. Je suis vivant quand je devrais être mort : voilà un terrible contre-poids à la violence du mal. Si j’étais bien certain que le bonheur de penser restât au moins à qui la mort a enlevé celui de sentir, j’avoue que j’aimerais mieux être mort que de souffrir comme je fais, tant je hais la douleur. Mais imaginer que la mort peut nous tout ôter ! ma foi, il n’y a pas moyen de la prendre à gré. Il faut vivre en souffrant, plutôt que de ne plus souffrir en cessant d’exister.

Lorsque les plus horribles pronostics faisaient frémir mes amis, la veille de ce fatal jugement : alors je voyais les choses différemment. Cesser d’être me paraissait préférable à ce qui me menaçait, et ma tranquillité ne se fondait que sur la certitude d’échapper à tout, en m’ouvrant cette poitrine que je vois avec tant de joie aujourd’hui sauvée aux dépens de ma boîte à portrait, de mon visage et de ma main gauche. Tout calculé, je crois que pour l’homme isolé ou sauvage le mal physique est le plus grand qui puisse l’assaillir ; mais que pour l’homme en société, le mal moral a quelque chose de plus poignant. Vous souvenez-vous, lorsque vous veniez me consoler dans ce beau château 1, bien plus beau que celui du baron westphalien, car il avait triples portes et fenêtres grillées, je vous disais : « Mon ami, si la goutte m’avait saisi au pied, je serais dans une chambre attaché sur un fauteuil sans murmurer. Un ordre du ministre doit valoir au moins la goutte, et la fatalité est le premier consolateur dans tous les maux. — Aujourd’hui je pense que s’il m’eût pris quelques-unes de ces enragées fluxions qui produisent des tumeurs sur lesquelles le bistouri seul a de l’autorité, après avoir souffert bien longtemps, le tour du bistouri serait venu : on m’aurait crevé le menton et la joue, et je serais comme je suis, à la longue douleur près, que j’ai esquivée : plus grands maux q l’être mal assassiné, l’ai cet ■ uni mal à ma main gauche :

! la différence d le au voleur. Je 

souffre, mais je au lieu que mon drôle ii a pas eu un florin de ma dépouille ; je lui crois les reins diablement offensés, il a la màcl’e lui on le cherche pour le rouer. Il vaut donc mieux encore être volé que voleur. Et puis, mon ami, comptez-vous pour rien (mais i i dis tout bas, tout bas. comptez-vous poui avoir bien lait i levou d

exercé à l’attente du mal ; d’avoir recueilli le fruit du travail de [ouïe ma s ie, et d’être certain que je n’ai pas adopté un mauvais prim pour fond’nu ni de ma doctrine que c’est sur soi qu’il faut exercer sa force, et non sur les ments qui — ibinent de mille manières que l’on ne peut pi i voir.’Réelle ni. à l’cxi d’avoir jeté le couteau, ce qui était mal vu, je ■ etl ; casion suprême avoir nu

cution toute la théorie de force et de tranquillité ilont j’ai tâché tonte mu vie do m’armer contre les maux ni— ni prévoir, ni prévenir. s’il y a un peu d’orgueil dans cette idée, je vous tire, mon ann. qu’il i i lire, et sotte vanité à laquelle je m i v >is u] éi ieur aujourd’hui.

Mettons tout au pis. À la rigueur, je peux mourir de cet étouffement ; il peut se former quelque dépôt dans l’estomac, parce qu’il est né de quelque violente commotion dans le fort du débat. Mais suis-je donc insatiable ? Quelle carrière est plus pleine que la mienne dans le mal et dans le bien ? Si le temps se mesure par les événements qui le remplissent, j’ai vécu deux cents ans. Je ne suis pas las de la vie ; mais je puis en laisser la jouissance à d’autres sans désespoir. J’ai aimé les femmes avec passion ; cette sensibilité a été la source des plus grandes délices. J’ai été forcé de vivre au milieu des hommes, cette nécessité m’a causé des maux sans nombre. Mais si l’on me demandait lequel a prévalu du bien ou du mal, je dirais sans hésiter que c’est le premier ; et certes le moment n’est pas heureux pour agiter la question de cette préférence : cependant je n’hésite pas.

Je me suis bien étudié tout le temps qu’a duré l’acte tragique du bois de Neuschtat ou Airschtadt. À l’arrivée du premier brigand, j’ai senti battre mon cœur avec force. Sitôt que j’ai eu mis le premier sapin devant moi, il m’a pris comme un mouvement de joie, de gaieté même, de voir la mine embarrassée de mon voleur. Au second sapin que j’ai tourné, me voyant presque dans ma route, je me suis trouvé si insolent, que, si j’avais eu une troisième main, je lui aurais montré ma bourse comme le prix de sa valeur, s’il était assez osé pour venir la chercher. En voyant accourir le second bandit, un froid subit a concentré mes forces, et je crois bien que j’ai plus pensé, dans le court espace de cet instant, qu’on ne le fait ordinairement en une demi-heure. Tout ce que j’ai senti, prévu, agité, exécuté en un quart de minute, ne se conçoit pas. Réellement les hommes n’ont pas une idée juste de leurs facultés réelles, ou bien il en naît de surnaturelles dans les instants pressants. Mais quand mon misérable pistolet a raté