Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, précédées d’une notice sur sa vie et ses ouvrages.djvu/127

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J’ai donc réfléchi que, si quelque homme courageux ne secouait pas toute cette poussière, bientôt l’ennui des pièces françaises porterait la nation au frivole opéra-comique, et plus loin encore, aux boulevards, à ce ramas infect de tréteaux élevés à notre honte, où la décente liberté, bannie du théâtre français, se change en une licence effrénée ; où la jeunesse va se nourrir de grossières inepties, et perdre, avec ses mœurs, le goût de la décence et des chefs-d’œuvre de nos maîtres. J’ai tenté d’être cet homme ; et si je n’ai pas mis plus de talent à mes ouvrages, au moins mon intention s’est-elle manifestée dans tous.

J’ai pensé, je pense encore, qu’on n’obtient ni grand pathétique, ni profonde moralité, ni bon et vrai comique au théâtre, sans des situations fortes, et qui naissent toujours d’une disconvenance sociale, dans le sujet qu’on veut traiter. L’auteur tragique, hardi dans ses moyens, ose admettre le crime atroce : les conspirations, l’usurpation du trône, le meurtre, l’empoisonnement, l’inceste dans Œdipe et Phèdre ; le fratricide dans Vendôme ; le parricide dans Mahomet ; le régicide dans Macbeth, etc., etc. La comédie, moins audacieuse, n’excède pas les disconvenances, parce que ses tableaux sont tirés de nos mœurs, ses sujets de la société. Mais comment frapper sur l’avarice, à moins de mettre en scène un méprisable avare ? démasquer l’hypocrisie, sans montrer, comme Orgon, dans le Tartufe, un abominable hypocrite, épousant sa fille et convoitant sa femme ? un homme à bonnes fortunes, sans le faire parcourir un cercle entier de femmes galantes ? un joueur effréné, sans l’envelopper de fripons, s’il ne l’est pas déjà lui-même ?

Tous ces gens-là sont loin d’être vertueux ; l’auteur ne les donne pas pour tels : il n’est le patron d’aucun d’eux, il est le peintre de leurs vices. Et parce que le lion est féroce, le loup vorace et glouton, le renard rusé, cauteleux, la fable est-elle sans moralité ? Quand l’auteur la dirige contre un sot que la louange enivre, il fait choir du bec du corbeau le fromage dans la gueule du renard, sa moralité est remplie ; s’il la tournait contre le bas flatteur, il finirait son apologue ainsi : Le renard s’en saisit, le dévore ; mais le fromage était empoisonné. La fable est une comédie légère, et toute comédie n’est qu’un long apologue : leur différence est que dans la fable les animaux ont de l’esprit, et que dans notre comédie les hommes sont souvent des bêtes, et, qui pis est, des bêtes méchantes.

Ainsi, lorsque Molière, qui fut si tourmenté par les sots, donne à l’Avare un fils prodigue et vicieux qui lui vole sa cassette et l’injurie en face, est-ce des vertus ou des vices, qu’il tire sa moralité ? que lui importent ces fantômes ? c’est vous qu’il entend corriger. Il est vrai que les afficheurs et balayeurs littéraires de son temps ne manquèrent pas d’apprendre au bon public combien tout cela était horrible ! Il est aussi prouvé que des envieux très importants, ou des importants très envieux, se déchaînèrent contre lui. Voyez le sévère Boileau, dans son épître au grand Racine, venger son ami qui n’est plus, en rappelant ainsi les faits :

L’Ignorance et l’Erreur, à ses naissantes pièces,
En habits de marquis, en robes de comtesses,
Venaient pour diffamer son chef-d’œuvre nouveau,
Et secouaient la tête à l’endroit le plus beau.
Le commandeur voulait la scène plus exacte ;
Le vicomte, indigné, sortait au second acte :
L’un, défenseur zélé des dévots mis en jeu,
Pour prix de ses bons mots le condamnait au feu ;
L’autre, fougueux marquis, lui déclarant la guerre,
Voulait venger la Cour immolée au parterre.

On voit même dans un placet de Molière à Louis XIV, qui fut si grand en protégeant les arts, et sans le goût éclairé duquel notre théâtre n’aurait pas un seul chef-d’œuvre de Molière ; on voit ce philosophe auteur se plaindre amèrement au roi que, pour avoir démasqué les hypocrites, ils imprimaient partout qu’il était un libertin, un impie, un athée, un démon vêtu de chair, habillé en homme ; et cela s’imprimait avec approbation et privilège de ce roi qui le protégeait. Rien là-dessus n’est empiré.

Mais, parce que les personnages d’une pièce s’y montrent sous des mœurs vicieuses, faut-il les bannir de la scène ? Que poursuivrait-on au théâtre ? les travers et les ridicules ? Cela vaut bien la peine d’écrire ! Ils sont chez nous comme les modes : on ne s’en corrige point, on en change.

Les vices, les abus, voilà ce qui ne change point, mais se déguise en mille formes sous le masque des mœurs dominantes : leur arracher ce masque et les montrer à découvert, telle est la noble tâche de l’homme qui se voue au théâtre. Soit qu’il moralise en riant, soit qu’il pleure en moralisant, Héraclite ou Démocrite, il n’a pas un autre devoir. Malheur à lui, s’il s’en écarte ! On ne peut corriger les hommes qu’en les faisant voir tels qu’ils sont. La comédie utile et véridique n’est point un éloge menteur, un vain discours d’académie.

Mais gardons-nous bien de confondre cette critique générale, un des plus nobles buts de l’art, avec la satire odieuse et personnelle : l’avantage de la première est de corriger sans blesser. Faites prononcer au théâtre, par l’homme juste, aigri de l’horrible abus des bienfaits, tous les hommes sont des ingrats : quoique chacun soit bien près de penser comme lui, personne ne s’en offensera. Ne pouvant y avoir un ingrat sans qu’il existe un bienfaiteur, ce reproche même établit une balance égale entre les bons et les mauvais cœurs, on le sent et cela console. Que si l’humoriste répond qu’un bienfaiteur fait cent ingrats, on répliquera justement qu’il n’y a peut-être pas un ingrat qui n’ait été plusieurs fois bienfaiteur : et cela console encore. Et c’est ainsi qu’en généralisant, la critique la plus amère porte du fruit sans nous blesser, quand la satire personnelle, aussi stérile que funeste, blesse toujours et ne produit jamais. Je hais partout cette dernière, et je la crois un si punissable abus, que j’ai plusieurs fois d’office invoqué la vigilance du magistrat pour empêcher que le théâtre ne devînt une arène de gladiateurs, où le puissant se crût en droit de faire exercer ses vengeances par les plumes vénales, et malheureusement trop communes, qui mettent leur bassesse à l’enchère.

N’ont-ils donc pas assez, ces Grands, des mille et un feuillistes, faiseurs de bulletins, afficheurs, pour y trier les plus mauvais, en choisir un bien lâche, et dénigrer qui les offusque ? On tolère un si léger mal, parce qu’il est sans conséquence, et que la vermine éphémère démange un instant et périt ; mais le théâtre est un géant qui blesse à mort tout ce qu’il frappe. On doit réserver ses grands coups pour les abus et pour les maux publics.

Ce n’est donc ni le vice ni les incidents qu’il amène, qui font l’indécence théâtrale ; mais le défaut de leçons et de