Page:Beaumarchais - Œuvres complètes, précédées d’une notice sur sa vie et ses ouvrages.djvu/131

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projet coupable, peut être mis au désespoir par l’être le moins important, par celui qui redoute le plus de se rencontrer sur sa route.

Quand mon page aura dix-huit ans, avec le caractère vif et bouillant que je lui ai donné, je serai coupable à mon tour si je le montre sur la scène. Mais à treize ans, qu’inspire-t-il ? Quelque chose de sensible et doux, qui n’est amitié ni amour, et qui tient un peu de tous deux.

J’aurais de la peine à faire croire à l’innocence de ces impressions, si nous vivions dans un siècle moins chaste, dans un de ces siècles de calcul, où, voulant tout prématuré comme les fruits de leurs serres chaudes, les Grands mariaient leurs enfants à douze ans, et faisaient plier la nature, la décence et le goût aux plus sordides convenances, en se hâtant surtout d’arracher de ces êtres non formés des enfants encore moins formables, dont le bonheur n’occupait personne, et qui n’étaient que le prétexte d’un certain trafic d’avantages qui n’avait nul rapport à eux, mais uniquement à leur nom. Heureusement nous en sommes bien loin : et le caractère de mon page, sans conséquence pour lui-même, en a une relative au Comte, que le moraliste aperçoit, mais qui n’a pas encore frappé le grand commun de nos jugeurs.

Ainsi, dans cet ouvrage, chaque rôle important a quelque but moral. Le seul qui semble y déroger est le rôle de Marceline.

Coupable d’un ancien égarement dont son Figaro fut le fruit, elle devrait, dit-on, se voir au moins punie par la confusion de sa faute, lorsqu’elle reconnaît son fils. L’auteur eût pu en tirer une moralité plus profonde : dans les mœurs qu’il veut corriger, la faute d’une jeune fille séduite est celle des hommes et non la sienne. Pourquoi donc ne l’a-t-il pas fait ?

Il l’a fait, censeurs raisonnables ! Étudiez la scène suivante, qui faisait le nerf du troisième acte, et que les comédiens m’ont prié de retrancher, craignant qu’un morceau si sévère n’obscurcît la gaieté, de l’action.

Quand Molière a bien humilié la coquette ou coquine du Misanthrope par la lecture publique de ses lettres à tous ses amants, il la laisse avilie sous les coups qu’il lui a portés : il a raison ; qu’en ferait-il ? Vicieuse par goût et par choix, veuve aguerrie, femme de cour, sans aucune excuse d’erreur, et fléau d’un fort honnête homme, il l’abandonne à nos mépris, et telle est sa moralité. Quant à moi, saisissant l’aveu naïf de Marceline au moment de la reconnaissance, je montrais cette femme humiliée, et Bartholo qui la refuse, et Figaro, leur fils commun, dirigeant l’attention publique sur les vrais fauteurs du désordre où l’on entraîne sans pitié toutes les jeunes filles du peuple douées d’une jolie figure.

Telle est la marche de la scène.

Brid’oison.

(Parlant de Figaro, qui vient de reconnaître sa mère en Marceline.)

C’est clair : i-il ne l’épousera pas.

Bartholo.

Ni moi non plus.

Marceline.

Ni vous ! et votre fils ? Vous m’aviez juré…

Bartholo.

J’étais fou. Si pareils souvenirs engageaient, on serait tenu d’épouser tout le monde.

Brid’oison

E-et si l’on y regardait de si près, pe-ersonne n’épouserait personne.

Bartholo

Des fautes si connues ! une jeunesse déplorable !

Marceline,, s’échauffant par degrés.

Oui, déplorable, et plus qu’on ne croit ! je n’entends pas nier mes fautes ; ce jour les a trop bien prouvées ! Mais qu’il est dur de les expier après trente ans d’une vie modeste ! J’étais née, moi, pour être sage, et je le suis devenue sitôt qu’on m’a permis d’user de ma raison. Mais dans l’âge des illusions, de l’inexpérience et des besoins, où les séducteurs nous assiègent, pendant que la misère nous poignarde, que peut opposer une enfant à tant d’ennemis rassemblés ? Tel nous juge ici sévèrement, qui peut-être en sa vie a perdu dix infortunées.

Figaro

Les plus coupables sont les moins généreux ; c’est la règle.

Marceline, vivement.

Hommes plus qu’ingrats, qui flétrissez par le mépris les jouets de vos passions, vos victimes, c’est vous qu’il faut punir des erreurs de notre jeunesse ; vous et vos magistrats si vains du droit de nous juger, et qui nous laissent enlever, par leur coupable négligence, tout honnête moyen de subsister. Est-il un seul état pour les malheureuses filles ? elles avaient un droit naturel à toute la parure des femmes ; on y laisse former mille ouvriers de l’autre sexe.

Figaro

Ils font broder jusqu’aux soldats !

Marceline,, exaltée.

Dans les rangs même plus élevés, les femmes n’obtiennent de vous qu’une considération dérisoire. Leurrées de respects apparents, dans une servitude réelle ; traitées en mineures pour nos biens, punies en majeures pour nos fautes : ah ! sous tous les aspects, votre conduite avec nous fait horreur ou pitié.

Figaro.

Elle a raison.

Le Comte,, à part.

Que trop raison.

Brid’oison.

Elle a, mon-on Dieu ! raison.

Marceline

Mais que nous font, mon fils, les refus d’un homme injuste ? Ne regarde pas d’où tu viens, vois où tu vas ; cela seul importe à chacun. Dans quelques mois ta fiancée ne dépendra plus que d’elle-même ; elle t’acceptera, j’en réponds : vis entre une épouse, une mère tendre, qui te chériront à qui mieux mieux. Sois indulgent pour elles, heureux pour toi, mon fils ; gai, libre et bon pour tout le monde, il ne manquera rien à ta mère.

Figaro.

Tu parles d’or, maman, et je me tiens à ton avis. Qu’on est sot, en effet ! il y a des mille et mille ans que le monde roule, et dans cet océan de durée, où j’ai par hasard attrapé quelques chétifs trente ans qui ne reviendront plus, j’irais me tourmenter pour savoir à qui je les dois ! tant pis pour qui s’en inquiète. Passer ainsi la vie à chamailler, c’est peser sur le collier sans relâche, comme les malheureux chevaux de la remonte des fleuves, qui ne reposent pas, même quand ils s’arrêtent et qui tirent