Page:Beaumont - Marie ou l’esclavage aux États-Unis, éd. Gosselin, 1840.djvu/167

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

étions à l’abri de leurs coups. Tel fut l’adieu que nous fit l’Amérique civilisée.

Bientôt nous ne vîmes plus que de vastes nappes d’eau, des montagnes et des forêts, et cependant nous n’étions pas encore dans l’Amérique sauvage. Ces contrées intermédiaires qui séparent la civilisation du désert devaient nous donner de tristes impressions. Je ne saurais vous dire quel serrement de cœur j’éprouvai lorsqu’au sortir d’Albany, côtoyant les bords de la Mohawks, je rencontrai quelques indiens vêtus en mendiants. Il y a moins d’un siècle, les sauvages habitants de ces contrées étaient une nation formidable ; leurs tribus guerrières, leur puissance, leur gloire, remplissaient les forêts du Nouveau-Monde. Que reste-t-il de leur grandeur ?… Leur nom même a disparu de cette terre. Le peuple qui les remplace ne s’enquiert même pas si d’autres étaient là avant lui, et l’étranger qui passe en ces lieux les interroge sans qu’aucun souvenir lui réponde. Peu soucieux d’avenir, l’Américain ne sait rien du passé. Sans doute les États-Unis deviendront un grand peuple ; mais ensuite, qui prendra leur place sur la terre ? et leur nom tombera-t-il de même dans l’oubli de leurs successeurs ?

Cependant ces régions qu’envahit la civilisation européenne conserveront long-temps encore leur aspect sauvage. On y rencontre çà et là des villages et des villes ; mais c’est toujours une forêt. La coignée y retentit incessamment ; l’incendie ne s’y repose point ; mais à peine y apparaît-il quelques clairières, * faible conquête de l’homme sur une végétation puissante qui, en tombant sous le fer et la flamme, ne s’avoue point vaincue, et se relève avec énergie à la face de ses destructeurs.

[Note de l’auteur. * Réf. ]

C’est encore une étrange chose, au milieu de cet empire à peine ébranlé de la nature sauvage, de s’entendre étourdir du nom magnifique des villes qui rappellent la plus antique comme la plus brillante civilisation. Ici, Thèbes ; là, Rome ; plus loin, Athènes. Pourquoi ce vol fait à tous les peuples du monde de leurs gloires et de leurs souvenirs ? Est ce un parallèle ou un contraste ? La ville aux cent portes est une bourgade ; la cité reine du monde, un défrichement ; le berceau de Sophocle et de Périclès, un comptoir.