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puissante trilogie des Campagnes hallucinées, des Villes tentaculaires et des Aubes (1893-1898)[1]. Dans ce vaste poème, Verhaeren s’attaque hardiment à l’une des plus tourmentantes misères de l’époque, la désertion des campagnes, leur lente absorption par les villes gourmandes, qui les ont prises entre leurs tentacules, qui les sucent et qui les vident.

Elles sont sinistres, les campagnes hallucinées par l’attrait des villes lointaines ! Au milieu de la plaine immense se dresse, « comme un nocturne et colossal espoir », la ville. Tous les chemins vont vers la ville, vers sa clarté fallacieuse et son fantôme de bonheur. Ses lumières extravagantes et ses fumées sont un prestige auquel cèdent irrésistiblement les volontés, et son appel retentit au fond des horizons.

Les villages, abandonnés, sont en détresse au creux des vallées et les plaines semblent plus vastes, de solitude et de silence. Les fermes sont mornes, délaissées, portes ouvertes, toits défoncés, murs qui s’éboulent. Sur le sol, la bèche est restée, la bèche qu’on n’utilise plus, qui ne s’enfoncera plus dans la glèbe pour le labeur fécond ; elle gît, lamentable et nue, grelottante, « sur le cadavre épars des vieux labours ». Ah ! les kermesses de jadis !… Un orgue moud sa ritournelle désolante ; un charlatan, sur un tréteau, vante son orviétan : quelques ivrognes s’en amusent, de vieilles gens se mettent au pas de leur porte. Mais, des hameaux, pour la kermesse, nul n’est venu, pour la kermesse comme jadis. Les étables sont vides, et vides les poches ; il n’y a plus, dans les hameaux, que misère et faim. L’orgue s’acharne : il ne recrute pour sa

  1. Les Campagnes hallucinées (1893), les Villes tentaculaires (1895), les Aubes (1898). Deman, éditeur à Bruxelles.