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L’EXPIATRICE

elle n’a aucune maladie en germe, n’est-ce pas ?

— En germe, nous les portons toutes, les maladies.

— Paule, précise Raymonde est encore intacte ?

— Absolument. Mais cette incroyable anémie, c’est la porte ouverte de tous les dangers. Dites-moi, elle n’a pas…

Et de la main, il exécute au-dessus de sa tempe un mouvement giratoire.

…quelque amour en tête ? achève-t-il.

— Non, docteur. Paule mène ici une vie d’enfant et elle ne voit que par ci par là le petit cousin auquel nous rêvons secrètement de l’unir, un jour.

— Tant mieux, s’écrie-t-il. Mais je cherche ce qui a pu l’user à ce point. Au fait, l’insuffisante alimentation des premières années, le manque d’air et d’exercice, sa croissance, ses études, en voilà gros dans la balance.

— Si nous suivons bien vos instructions, docteur, vous ne tarderez pas à nous la remettre sur pied, n’est-ce pas ?

Le SI fait qu’il lui jette un regard oblique.

— Il FAUT les suivre, tranche-t-il.

— Docteur, c’est la campagne : à part cela, nous n’avons pas objection.

— Ce serait pourtant l’idéal. Ce serait la moitié de la cure. L’air pur, la tranquillité… Au premier moment, elle s’affaissera et vous n’aurez pas à vous en alarmer, car ici elle ne se soutient qu’au prix d’une dépense nerveuse excessive et qui doit cesser. Mais après, disons un mois, deux mois, du bon régime que j’ai prescrit, c’est à vue d’œil que le changement s’opérera. Vous m’en direz des nouvelles.

Là-dessus, ils se séparent et, le front nuageux, Melle Rastel monte l’étage des pensionnaires, pour l’inspection du matin.

Là, le premier objet qui attire son attention vigilante, c’est un carré blanc posé, évidemment à dessein, sur l’une des feuilles de la plante-caoutchouc qui, à ce bout-ci du corridor, orne l’embrassure de la fenêtre. Comme le chevalier du hall et quelques autres objets de prix, le caoutchouc a été oublié gracieusement par le bon M. Wilson qui reprendra le tout lorsque ses petits-fils seront en âge.

Raymonde reconnut une enveloppe de petit format et d’un très beau papier ; aucune suscription n’en désignait le destinataire et elle n’était pas, non plus, cachetée. Melle Rastel la prit, l’entrouvrit et voyant surgir des tracés à l’encre, elle appela la femme de chambre qu’elle entendait besogner quelque part, sur l’étage.

— Est-ce vous, demande-t-elle, qui avez déposé cette lettre, ici ?

— Oui mademoiselle, répondit la domestique.

C’était pour être sûre de ne pas l’oublier. Elle l’avait ramassée dans le petit escalier et son intention était de la remettre à l’une ou l’autre de ces demoiselles.

Satisfaite de l’explication, Raymonde garda la lettre et reprenant ses pensées, elle poursuivit son inspection. Une dizaine de minutes plus tard, comme elle allait s’engager dans le petit escalier pour descendre chez elle, elle songea à prendre connaissance de cette mystérieuse missive.

Au lieu d’un caoutchouc, c’est un vieux et large fauteuil de crin qui occupait cette extrémité du corridor des messieurs. Raymonde s’y assit et ouvrant la lettre courut à la signature. Le scripteur ne s’y désignait que par cette périphrase. Votre maître. Au commencement, il s’adressait à sa chère petite âme et il lui disait textuellement et tendrement :

— « Tout à l’heure, j’entendrai sur l’escalier le chuchotement de vos pas, puis, votre Forme elle-même émergea sous ses atours de nuit d’hiver, traînant après elle un parfum de froid. Qu’il peut y avoir de charme dans une petite fille ! Vous approchez, telle la fée Bonheur et, chère fleur d’essence si rare éclose au désert de ma vie, vous daignerez me sourire et prêter l’oreille au balbutiement de mon émoi. Mais aujourd’hui, chère âme, quelque chose de nouveau marquera notre Rencontre : dans vos fines mains, chef-d’œuvre de cette incomparable artiste qu’est la Nature — lorsqu’elle veut bien être artiste — je glisserai cette lettre qui est le comble de l’audace. Mais vous ne refuserez pas de la prendre. Suis-je point votre maître ?…

« Car il faut enfin que je vous parle. Nos chers Rendez-vous pourtant si abrités, si intimes, m’enlèvent toute faculté de penser par moi-même et je me raccroche à mon rôle comme à l’unique planche de salut. Un peu sottement, je me hâte de vous regarder, de vous bien apprendre par cœur, comme si vous étiez exposée à devenir quelque jour invisible. Vos cheveux d’or pur, votre profil de médaille, la liliale blancheur de votre carnation, et vos grands yeux sombres comme un ciel d’hiver et votre bouche au dessin si ferme, si pur et délicat, jusqu’à votre joli menton en arête »…

Raymonde interrompt sa lecture car elle n’a plus le droit de poursuivre. La description l’a suffisamment éclairée et en dépit de quelques déguisements voulus de l’écriture, elle reconnaît aussi ce maître très prudent : ces grands tracés orgueilleux aux traits si longs et si secs, au départ, ces finales gladiolées, c’est lui !

Elle murmure :

— Mon Dieu :

Et elle se couvre le visage de ses mains.

Ce qui, en ce moment, domine sa détresse, pour l’inspirer, c’est une photographie que Paule lui a mise, un jour, entre les mains. Elle représente une femme évidemment grande et blonde : droite sur son siège, les yeux hypocritement baissés, derrière ses lunettes de maîtresse d’école, la bouche grosse, les pommettes en saillie elle garde son inquiétant mystère. La mère et la fille quel couple ! Et, à toutes deux, il aura fallu une proie de premier ordre : Norbert, Édouard… Elles sont nées dompteuses.

— Qu’as-tu pour l’amour du ciel ? qu’est-ce qui t’arrive ? s’écrie, quelques minutes plus tard Noëlla à la vue de sa sœur défigurée qui s’en vient à elle. Est-ce que