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Dédié à Melle  G. B. et L. M. N.

PREMIÈRE PARTIE

I


La directrice vit que c’était une Sœur de la Providence qui l’attendait. Par égard pour sa robe de bure, on l’avait introduite dans le grand salon qu’elle ne songeait même pas à examiner, toute pénétrée de l’affaire qui l’amenait. Afin que ses pieds touchassent terre, elle s’était assise au bord du fauteuil ; sur ses genoux reposait un énorme paquet tout à l’heure caché dans l’ampleur de la mante et l’ovale éclatant de la coiffe de lin faisait plus brun son visage aux traits forts mais réguliers.

Penchée en avant et serrant ses minces lèvres roses, la directrice pénétrait dans le salon. D’un mouvement instinctif, ses sourcils d’ailleurs tout légers se fronçaient au-dessus des yeux bleus, car elle se demandait « Que peut bien désirer celle-ci ? »…

La sœur se leva, un peu gauche, embarrassée de son paquet.

Mlle  Élisabeth Dufresne ? s’informa-t-elle.

— Elle-même, ma sœur, certifia gracieusement l’arrivante, en laissant se détendre ses traits.

— Et moi je m’appelle sœur Éloi ; mais sans doute que ce nom ne vous dit pas grand’chose ?

— Sœur Éloi ? répéta, sur un ton interrogatif, la jeune femme.

Mais sa mémoire resta muette.

— Rasseyez-vous, ma sœur, je vous en prie, reprit-elle.

Elle s’emparait en même temps, du volumineux paquet et le déposait sur un siège voisin.

Ce geste cordial acheva de mettre à son aise la bonne sœur qui raconta d’un trait :

— Je reçois beaucoup de votre cousine Mme  l’avocat Létourneau. C’est une vraie chrétienne charitable. Elle pousse même la bonté jusqu’à me permettre de lui raconter mes petits embarras, quand j’en ai, et c’est justement sur son indication que je suis venue vous trouver…

— Elle est bien bonne de s’être souvenue de moi, fit à tout hasard Mlle  Dufresne.

En réalité, elle n’écoutait que d’un quart d’attention, d’autres soucis la travaillant à son insu.

— Voyez-vous, reprenait la religieuse dont le sympathique visage s’éclairait comme d’un soleil intérieur, à mesure qu’elle parlait, voyez-vous, après que nous avons reçu des riches nous passons chez les pauvres pour donner et, quant à moi, j’ai eu longtemps dans mon quartier, la ruelle Luc ; vous ne connaissez pas ? C’est dans l’Est, au faubourg Québec, comme il y en a qui disent. Quelles sortes de gens habitent là, vous devez par exemple, vous en douter un peu : de la canaille, des paresseux, des abrutis. Il y en a qui pensent de bonne foi, que les communautés et les associations pieuses des paroisses sont obligées à eux et qu’ils nous rendent service en acceptant nos bienfaits.

Une malice pétillait au coin des clairs yeux bruns de la sœur qui leva les épaules avec indulgence.

— Oui reprit-elle, nous en rencontrons de toute espèce, dans notre vocation ; et, plus souvent qu’autrement nous faisons bien de fermer les yeux en ouvrant les mains. Mais, pour en revenir à la ruelle Luc, il y avait deux familles qui faisaient exception parmi les autres. Aujourd’hui, il n’en reste plus qu’une et, quoique j’aie été changée de fonctions, on me permet de la revoir, de temps à autre. Pendant douze ans que je les ai visités ma chère demoiselle ! Il faut que j’y réfléchisse sérieusement pour me convaincre qu’en réalité ils ne me sont rien. Des étrangers, simplement. Je devrais plutôt dire des étrangères car cette famille ne se compose que de deux femmes : la grand’mère et sa petite-fille. Si je me suis trop attachée à elles, j’espère que le bon Dieu me le pardonnera, car ce n’était pas pour mal faire.