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LE SECRET DE L’ORPHELINE

frayée que conquise et pendant qu’on déployait devant elle de si merveilleuses perspectives, elle ne cessait de soupirer et d’agiter, devant sa figure, une main énervée.

Toutes ces machinations, cela était, à distance, fort bien, mais cela comportait aussi le bouleversement à fond de son existence. Devait-elle trembler ou se réjouir ? Sans doute se réjouir car Georgine ne manquerait pas de l’ordonner.

Par exemple, elle ne comprenait pas ce qui prenait à sa filleule de lui imposer toutes ces besognes. S’était-elle jamais plainte de n’avoir pas de quoi vivre ? M. Favreau, indépendamment des torts à lui imputer, avait été un habile homme. Durant les dernières années de sa vie, déjà atteint de la maladie qui devait l’emporter, et qu’il nommait lui-même une punition, il avait travaillé avec une telle constance et ensuite si bien réglé ses affaires qu’aujourd’hui sa veuve jouissait d’une pension inaliénable qui, pour toujours, la mettait à l’abri du cruel souci de gagner sa place au soleil.

— Ouvrir un restaurant ?… Mes beaux gars seraient capables de venir me dévaliser.

Rêveuse, Georgine se tut un moment. Son imagination la reportant à quelques semaines en arrière, elle se vit, revenant du bureau avec une compagne, puis, s’immobilisant, rue Ste-Catherine, à cause de cet accident. Un taxi était venu raser le trottoir et le chauffeur dont elle revoyait distinctement le profil brun, les traits réguliers, se retournant, l’avait dévisagée. À n’en pas douter, il ignorait tout d’elle, mais comment elle-même eût-elle pu ne pas le reconnaître ? Elle avait longuement considéré son portrait, ici même. C’était le plus jeune fils de Mme  Favreau.

Mon Dieu oui, il y avait ces charmants personnages, à la réputation non moins charmante, qu’elle oubliait de faire entrer en ligne de compte. L’obstacle valait pourtant la peine qu’on s’y arrêtât. Même si Mme  Favreau louait des chambres, au lieu de détailler des bonbons, les visites débraillées de ses fils ne seraient pas sans lui causer un considérable tort.

Elle réfléchit une seconde encore, puis, élevant la voix :

— Préféreriez-vous, offrit-elle, que je vous achète une machine à coudre les gants ? Je me chargerais de la transaction et je vous remettrais ensuite l’affaire en mains, à des conditions très avantageuses. Il en est qui disent beaucoup de mal de ces petites machines mais d’autres, au contraire, chantent leurs louanges. Cela vient de l’Ontario, le royaume de la camelote. C’est égal, moi, je trouve que les Anglais sont pratiques et que souvent leur exemple vaut d’être suivi. Vous verriez, marraine, comme les heures vous paraîtraient courtes à travailler et comme c’est encourageant de se gagner des piastres. Naturellement, je partagerais toutes vos émotions puisque je vivrais désormais près de vous et que vous penseriez tout haut, avec moi. Mais on dirait que mes projets ne vous sourient pas beaucoup ?

— Ah bien, voyez-vous, je ne les désapprouve pas… Vous êtes bien bonne de vous occuper ainsi de moi. Quant à l’affaire, j’y penserai…

— C’est cela, approuva Georgine. Je crois, marraine, que vous ne me connaissiez pas ces dispositions de brasseuse d’affaires ?… Au lieu de vous étonner, songez que je travaille depuis ma sortie du couvent et que je n’ai personne pour pourvoir à ma subsistance présente et future. Dans le temps, mes bonnes maîtresses m’ont même donné à crédit mes deux dernières années d’instruction ; je les ai remboursées, ensuite. Dans ces conditions, il faut bien que je me remue… J’admets, d’ailleurs, que les dispositions pratiques ne me font pas défaut et mon patron me dit souvent qu’il finira par faire de moi un homme.

— Faire de vous un homme ? répéta Mme  Favreau en levant un menton scandalisé.

Riant de tout son cœur, Georgine la quitta là-dessus et, sur le chemin du retour, elle songea à cette lettre qui l’attendait à la maison. Qui pouvait bien lui avoir écrit ? Elle ne savait que Charlotte et que Jacques qui connussent l’adresse de sa marraine. Alors, ce devait être Charlotte ou quelqu’un renseigné par elle car elle n’allait pas supposer que Jacques… Que lui voulait son ancienne amie ? Peut-être… lui annoncer ses fiançailles ?…

En entrant, Georgine prit, sans l’examiner, la lettre qu’on lui remettait. Mais en entrant dans sa chambre, une impatience subite, un peu angoissée, lui fit tourner le commutateur et, avant même de se dévêtir, les mains prises dans ses gants, elle exposait à la lumière la lettre mystérieuse.

Un frisson la parcourut aussitôt.