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LE SECRET DE L’ORPHELINE

et tristes confidences allaient enfin les rapprocher. Il n’en fut rien. Alors, discrète et sentant le terrain brûler sous ses pieds, la jeune fille française s’en tint aux plus banals lieux-communs.

Georgine l’interrogea sur les choses du journal : ce fut tout. Elle aussi restait sur la défensive, babillant avec lenteur, entre deux gorgées de café, son regard vaguant au loin, dans quelque brume familière ou se retournant avec une pointe soudaine de sévérité ou de défiance vers Charlotte perplexe.

— Je vous reverrai, Georgine ? supplia Charlotte, au moment où elles se quittaient.

— Je l’espère. Vous demeurez toujours au Boulevard… ?

— Mais oui, chère. C’est tout comme si la maison nous appartenait.

— Dans ce cas, il se peut que je vous arrive, un jour ou l’autre.

Ce fut le lendemain, dans la déprimante inactivité du dimanche, que Georgine commença à reconnaître les fruits de sa rencontre avec son ancienne compagne de travail.

Après Jacques, Charlotte. Cette seconde brusque irruption, dans sa vie présente, du doux passé, achevait en elle une conviction déjà bien près d’aboutir : à n’en plus douter elle aimait Jacques et il était perdu, pour elle ! Elle ne mentait peut-être pas à son amie ce jour où elle lui disait que son imagination pouvait bien avoir fait tous les frais de son enthousiasme pour M. Mailiez. Mais, si elle ne mentait pas à Charlotte, elle avait bien pu, sans le vouloir, se déguiser à elle-même la vérité. La crise qu’elle traversait alors troublait ses facultés et faisait d’elle, en quelque sorte, une irresponsable.

Mais le temps avait coulé, depuis.

Il semblait même à la jeune fille qu’il y avait de cela des années qu’elle donnait son congé à Jacques frémissant. Malheureuse, qui avait fermé de ses propres mains un avenir de douce sécurité ! Pourtant, dans la gravité même du moment, son orgueil parlait encore plus fort que tout et la jeune fille se répétait la sempiternelle petite phrase que si c’était à recommencer… Tout plutôt que de s’exposer à la pitié railleuse de Jacques Mailiez.

Avec quelle superbe liberté il lui avait adressé la parole, à St-Patrice ! On dit des hommes qu’ils sont changeants. Ne seraient-ils pas plutôt inconstants que changeants ? Ils oublieront une affection, mais pour une autre. Après la rencontre du magasin, Georgine sentait un frisson la secouer à cette pensée qu’en l’occurrence, l’autre affection pouvait porter le nom de Charlotte.

Des considérations de ce genre devraient désormais rouler nuit et jour, dans la pauvre tête de Georgine. La santé de la jeune fille ne manque point de s’en ressentir ; son caractère également. Elle devenait de plus en plus triste et, ayant fait le vide, autour d’elle, elle ne savait plus à quoi se raccrocher.

En dépit d’une attraction violente, elle s’était défendu de retourner trop tôt à St-Patrice car il pouvait y reparaître, le Quotidien ayant ses bureaux dans les environs.

Ces obscurs regrets que Georgine portaient en elle s’enfiévrèrent et, bientôt, la jalousie dominait tous les autres sentiments. Oui ou non, avait-il cessé de l’aimer ? Était-ce Charlotte qui possédait désormais son cœur ? À tout prix, il faudrait qu’elle l’apprenne. Qu’y gagnerait-elle ? Peut-être une souffrance de plus… N’importe elle voulait savoir.

Le moyen sûr et rapide de se renseigner, il était d’ailleurs à sa portée, mais si coûteux, que Georgine chercha longtemps ailleurs avant de lui revenir.

Voici : il s’agirait de mettre à demi Mme Favreau dans le complot puis, un jeudi par exemple, — jour consacré par l’usage — de se poster à l’une des fenêtres de la maison. Mme Lépée habitait tout près, de l’autre côté de la rue. Si Georgine surprenait Jacques allant dans cette direction, elle comprendrait que son malheur est consommé. Si elle ne le voyait pas, elle pourrait, au contraire, espérer.

Espérer quoi ?

Avec un rictus pénible à voir, sur ce visage charmant, Georgine se répondit à elle-même :

— Rien.


IV


Engoncée dans ses fourrures, car le froid est très vif, Georgine escalade d’un pas sûr le marchepied du tramway.

Au-dedans d’elle, c’est un tiraillement de sentiments contradictoires et son malai-