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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

La cantatrice écoutait à peine le bourdonnement de ses flatteurs, bourdonnement pareil à celui d’une ruche d’abeilles ; elle entrait dans ce bal où, peu d’instants avant elle, la duchesse venait d’entrer appuyée au bras de Charles Gruyn.

Engagée alors dans une conversation sérieuse avec l’archiduc, Teresina écoutait ses paroles ; elle aussi elle avait recueilli sa part de félicitations et de sourires…

Comme une belle fleur longtemps captive s’épanouit aux tièdes lueurs d’un soleil de mai, la duchesse, isolée depuis un grand nombre d’années de ces fêtes, y reprenait déjà l’empire absolu de la beauté et de la puissance. Elle y rayonnait encore moins par ses pierreries que par sa grâce, réalisant tour à tour une noble déesse sortie de son bois de lauriers et de cyprès, ou l’une de ces femmes sculptées par le ciseau grandiose de Michel-Ange. En la contemplant, il devenait impossible de n’être pas saisi à la fois de respect et d’admiration comme devant l’un de ces visages où l’expression de la dignité s’allie à un charme irrésistible. La lumière et la vie semblaient s’étendre autour d’elle, son sourire seul protégeait, et les magiques effluves de ce sourire enchanté plongeaient le cœur des plus fiers dans un silencieux ravissement.

Giuditta l’avait vue, et Giuditta était alors doublement jalouse.

Non-seulement elle reprochait à la duchesse d’avoir enchaîné ce merveilleux inconnu à son char de reine, mais son entretien avec l’archiduc l’inquiétait.

L’archiduc avait laissé percer de tout temps dans ses discours une prédilection marquée pour la belle duchesse de Fornaro, et Giuditta appartenait à la maison de l’archiduc : elle était sa cantatrice. Giuditta avait aussi sur le cœur le renvoi de son bouquet. Appuyée nonchalamment au bras du comte Pepe de Sirvuela, elle s’arrêta droit devant Charles, et le toisa avec cette impertinence de courtisane que beaucoup de gens ont de tout temps nommé de l’aisance.