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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

– Vous avez reçu ma lettre ? lui demanda à voix basse la cantatrice. Le jeune homme qui est devant vous, c’est lui.

En même temps elle passa du côté de Charles, et se penchant à son oreille :

— Savez-vous, lui dit-elle, qui le comte vient épouser ? La duchesse Teresina de Fornaro.

À ces paroles, les mains de Charles, posées déjà sur les cartes, furent agitées d’un frissonnement convulsif ; le marquis de Rovedere, l’attribuant à la peur que Leo Salviati lui causait peut-être, lui dit :

– Remettez-vous, monsieur, le comte Salviati ne vous tuera pas.

Le marquis de Rovedere haïssait les Salviati. Depuis quelques secondes, il surveillait avec inquiétude tous ses mouvements ; c’était alors Leo qui taillait, et, de temps à autre, de larges éclairs semblaient sortir de sa prunelle fauve. La contenance mal assurée de Charles lui avait d’abord paru à ce jeu un indice certain de sa frayeur. Mais peu à peu sa contenance changea. Leo sentit à son tour la flamme acérée de ce regard ; il comprit qu’il rencontrait un adversaire. Cette témérité enflamma le sang du comte Leo Salviati. Ce n’était pas à un simple rival de lansquenet, c’était à un amoureux que Leo Salviati s’attaquait.

Alors commença entre les deux joueurs un combat sinistre, effrayant. Le silence que la galerie observait donnait à cette scène un caractère profond de terreur ; nulle parole, nul geste ne trahissait les acteurs de ce duel. Se fiant à la chance, le comte Leo engageait d’énormes sommes ; il perdit, et perdit jusqu’à six fois. Le camp de Charles triomphait, mais nul autre n’osait manifester sa joie devant un si rude spadassin que le comte Leo, à qui la fortune faisait défaut pour la première fois. Un instant Charles Gruyn pensa lui-même à se lever et à quitter la partie, tant la vue de cet or amoncelé devant lui ébranlait son cœur et son cerveau, tant l’intrépidité inouïe de ce joueur l’épouvantait. Un coup d’œil du marquis de Rovedere le soutint, de