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LES MYSTÈRES DE L’ÎLE SAINT-LOUIS

Reculant alors sur l’immense balcon, Samuel indiquait du doigt à la multitude l’angle du pont Marie, où se trouvait le cabaret de la Pomme de pin. Devant ce lieu, éclairé déjà par l’aube, une forme noire pendait à la corde du réverbère. Un cri de stupeur s’échappa de la poitrine des assistants : c’était maître Philippe, dont le corps se balançait à ce poteau…

Et toutes ces figures penchées aux fenêtres, tous ces acteurs de la fête, les uns revêtus du masque, d’autres le front découvert, purent saluer cette aurore sanglante, contre laquelle luttaient vainement les lumières mourantes du bal. Tous reculèrent en voyant le spectacle que Samuel, ce fantôme inconnu d’eux, leur montrait.

La ligne du quai des Ormes, placée vis-à-vis de l’hôtel, formait une sorte de blanche draperie, sur laquelle se détachait le cadavre du malheureux cabaretier. Au pied de ce poteau, Une jeune fille, les cheveux épars, se trouvait alors agenouillée, pendant que les deux serviteurs de maître Philippe, montés sur le parapet du quai, s’empressaient de couper la corde serrant le cou du vieillard.

Rien qu’à voir cette scène, éclairée alors par un ciel fauve, un ciel de calvaire taché de nuages sombres, ces deux hommes, ressemblant de loin à des exécuteurs, et cette jeune fille éplorée au pied du gibet comme Madeleine, on pensait assister à l’une de ces scènes de la Passion, tant de fois tracées par le pinceau. Teresina s’était cramponnée aux rosaces de fer du balcon ; elle aussi, regardait.

Tout son corps tremblait et se repliait sous elle, ses dents claquaient, ses épaules nues portaient le poids d’un manteau de glace. En ce moment elle se retourna vers Charles.

Il était demeuré debout auprès d’elle, sans mouvement et sans voix… si livide alors que la comtesse en eut peur.

— Est-ce donc un gibet que le cardinal nous donne en spectacle ? demanda une voix assez courageuse pour rompre la première ce silence d’épouvante. Qui que vous soyez,