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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

d’une voix lui avait fait retourner la tête ; c’était une jeune fille qui chantait un Noël au milieu d’une foule avide de l’entendre… Le cabaretier remarqua dans cette voix une altération qui l’émut. Il s’approcha de la pauvre enfant ; ses mains et son cou portaient encore les traces de cruelles meurtrissures… Deux hommes au teint basané se tenaient derrière la chanteuse ; l’un de ces Égyptiens nomades était armé d’un fouet. Philippe comprit tout : il avait ouï parler de ces tristes créatures devenues, par un coup du sort, une marchandise humaine qu’exploite la paresse ou l’industrie. Il revenait de toucher quelque argent chez le duc de Créquy, la plus riche de ses pratiques ; il en proposa la moitié au maître de Mariette. Depuis ce jour, elle fut traitée chez lui comme sa fille, et Charles put dès lors la nommer aussi sa sœur.

Cette charitable action de maître Philippe assurait un sort à Mariette ; toutefois, elle ne porta point ses fruits. Renfermée comme une fauvette dans sa cage, Mariette se prit bientôt à regretter sa vie d’autrefois, cette vie errante et libre ; elle ne se souvint plus du fouet, de la neige et de la faim ; elle se rappela seulement le tapis usé sur lequel on la faisait chanter en plein air, du coup d’œil agaçant que lui jetaient parfois les raffinés ; des bouquets et de l’argent que les belles dames laissaient tomber en levant, pour la voir, les mantelets de leur litière. Les principes rigides de maître Philippe, l’amour que le digne cabaretier mettait à se dire le premier de sa corporation et de sa fabrique ; tout, jusqu’à l’échange de son esclavage et à l’infériorité de sa nouvelle condition lui déplut. Aussi passait-elle bien souvent de longues heures assise à la fenêtre de sa petite chambre, d’où elle regardait tristement le fil de l’eau, comme une de ces filles mélancoliques de Venise. Cette fenêtre, ou plutôt cette lucarne de Mariette, donnait sur la Seine, et maître Philippe s’était vu bien des fois contraint de l’en arracher. « Avant tout, disait-il, une pratique de la Pomme de pin ne doit pas attendre. » Cet axiome du cabaretier désolait la belle