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Page:Beauvoir - Les mystères de l’île Saint-Louis, tome1.djvu/93

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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

oncle, en mourant, le chargea de mes affaires ; ma fortune, je vous l’ai dit, était considérable, je ne manquais pas d’amis ni d’envieux. Ces derniers se liguèrent bientôt avec mon nouveau tuteur, et mirent tout en œuvre pour achever ma ruine. À trente ans, cet homme était déjà un composé effrayant de tous les vices. Mille accusations ténébreuses l’enveloppaient ; on allait jusqu’à lui imputer d’avoir trafiqué de la vie de ses clients : le poison, étude dans laquelle il était versé, était devenu dans ses mains une arme sûre. Comme il était reçu dans les meilleures maisons de la ville, il en connut insensiblement les secrets ; ce fut ainsi qu’il parvint à découvrir celui que j’enfouissais alors au plus avant de mon cœur. Au milieu de mes désordres et de ma vie insensée, j’avais remarqué une noble et belle enfant, digne en tout, par sa grâce, du pinceau de Raphaël, si pure et si modeste qu’elle eût fait envie aux anges. Je ne vous dirai pas son nom, j’ai fait une croix sur ce nom inscrit peut-être, à l’heure où je vous parle, sur la pierre d’un cénotaphe, en Italie. Elle avait alors seize ans, les adulations et les séductions de toute sorte l’entouraient. Rien qu’en l’approchant, on se sentait meilleur et purifié ; en l’écoutant pour la première fois je rougis d’en être indigne. C’était à Fiesole, près de Florence ; elle était alors absorbée dans l’une de ces cérémonies saintes, si touchantes en notre pays : elle lavait les pieds des pauvres le jeudi saint… En vérité, rien qu’à la voir ainsi oublieuse de sa souveraine beauté devant le spectacle de cette laideur, accomplir ce devoir religieux avec une grâce exempte de répugnance, je me sentis attendri… Tout ce qu’il y avait de mendiants et d’infirmes se trouvait là sous mes yeux, elle parcourait leurs rangs avec des paroles d’encouragement et de bonté. En la contemplant, il me fut impossible de ne pas songer à cette jeune et belle reine de Hongrie, sainte Élisabeth, qui, elle aussi, soignait les pauvres malades ! La cérémonie achevée, je m’approchai d’elle et de sa mère, elle baissa les yeux et se déroba à mes compliments. À dater de ce jour, je ne rêvai plus que de cette image angélique. L’idée