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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

Désormais il me fallait songer à deux avenirs, employer mon travail, mon industrie à préserver deux têtes bien-aimées de la misère. Adrienne portait dans son sein un gage sacré… un enfant vers lequel se tournaient souvent avec amour mes regards voilés de larmes. Que de fois, dans les plaines brûlantes du Cap, sous la case du nègre couverte de roseaux et de feuilles de latanier, sous la brise du soir ou la lueur rouge de l’éclair, j’entrevis comme en un mirage soudain ce berceau chéri sur lequel veillait Adrienne ! Que de fois je l’attirai sur mon cœur, cet enfant que devançaient mes caresses et mon espoir ! Comme le plongeur haletant au fond des eaux, j’eusse voulu pour lui des diamants et de l’or ; sa voix m’appelait, et je bravais la fatigue. J’étais jeune alors et je rêvais la fortune. Aujourd’hui que le sacrifice de mes espérances est fait, il en est un autre plus douloureux, plus terrible ! Celui-là, Paquette, je dois le dérouler à vos yeux ; mais avant tout, j’invoque votre clémence et votre pitié ; ne me condamnez pas sans m’avoir du moins entendu.

Le ton dont ces paroles furent dites glaçait le cœur de Paquette, car cette fois Leclerc paraissait si faible et si abattu qu’elle prévit dans ce drame quelque chose d’horrible et de coupable. Le seul visage du vieillard la plongeait dans une épouvante indicible, il semblait anéanti sous la poids des souvenirs.

— C’était un matin, reprit-il, je revenais de ce long voyage tenté pour elle. La contenance d’Ursule, ma gouvernante, me frappa, elle n’osait m’aborder. — Qu’as-tu donc ? lui demandai-je. Pour toute réponse elle me conduisit dans cette pièce qui formait alors la chambre à coucher d’Adrienne. En l’apercevant à demi levée sur son lit, je poussai un cri sourd et cachai ma tête entre mes mains. Le voile de la mort couvrait déjà son noble et touchant visage, elle eut cependant la force de me regarder avec une inquiète curiosité.

— Mon ami, dit-elle, oh ! vous arrivez à temps ; venez oh ! venez, je meurs !