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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

À l’aide d’une ouverture pratiquée dans la muraille, je pus le voir ; il était pâle, bien pâle, de longues larmes sillonnaient ses yeux fixés sur un livre. Le surintendant retint son souffle dès le premier vers qu’il entendit : il reconnut la Fontaine :

Les destins sont contents, Oronte est malheureux.

La physionomie du lecteur était calme et belle. Sa voix, une voix de femme, donnait à ces stances, écrites pour mon père, un accent si pénétré que nous nous jetâmes, le surintendant et moi, dans les bras l’un de l’autre, pleurant tous les deux et nous étreignant avec amour. L’année qui suivit, M. de Saint-Évremont vint voir mon père ; il nous dit que le comte de Lauzun était malade. Je ne sais pourquoi cette nouvelle fit passer en moi un frisson inexprimable. Une femme jeune et belle entrait, à certaines heures, chez le prisonnier ; on me dit que c’était madame la marquise d’Alluye. J’enviai le bonheur qu’elle avait de voir le comte, de le surveiller, de le soigner. Depuis ce temps, je ne me sentis plus la même ; je pâlissais ou rougissais à son seul nom. Je portais alors celui de Paquette ; le gouverneur de la prison était seul dans mon secret. Je fus bien surprise quand mon père me fit un jour lui promettre que je ne dirais jamais mon nom de famille à M. de Lauzun. Saint-Évremont, le confident de ses plus intimes pensées, confirma lui-même cette recommandation quand il me fit sortir de Pignerol. Se défiaient-ils donc tous deux de M. de Lauzun ? était-il devenu notre ennemi ? Doutes accablants, mortels, que ceux que j’éprouve ! Dois-je accueillir ou repousser cet homme ? dois-je croire à ce que sa mère elle-même m’en a dit ? Tous veulent qu’il soit méchant. Ah ! j’ai tant souffert de la calomnie et de l’injustice, que je n’ose accuser, moi qui n’ai pas même le droit de flétrir ! Et puis, comment croire que le comte n’aime point sa mère ? Madame de Lauzun est un trésor de vertu et de bonté. Pour Mademoiselle, je conçois qu’il en ait peur :