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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

cilice aux mailles aiguës dans ma chair, vivant de cette eau et de ce pain, accomplissant ici, sous vos parquets même, une vie de morne pénitence. Quand votre salon s’illuminait, quand tout n’était qu’orgie et danse éclatante autour de vous, quand des voix lascives se mêlaient en haut à la musique des concerts, moi je suspendais à ce clou mon habit de capitaine, j’étendais mon corps sur la cendre, j’évoquais mes fautes et ma pénitence autour de moi. Je ne craignais pas que l’air aspiré par tant de belles poitrines vînt passer alors sur moi comme une brise, qu’un son de l’archet de Lulli pût me distraire ; ces lieux sont mornes, voyez ! Jamais aucun autre pas que le mien n’a troublé ces solitudes, et cependant si j’eusse voulu en sortir, moi qui connaissais de longue date les moindres détours de votre hôtel, j’aurais pu renaître à la lumière, à la vie. Du jour où je vous prêtai mon épée à Vincennes, du jour où vous me vîtes, morne et sévère, glisser comme une ombre à travers le bois, de ce jour-là, comte, je commençai ma vie souterraine. Pour mériter de Dieu ce que j’en voulais, je résolus de vous disputer vous-même à Satan ! Ces femmes jeunes et belles, que vous espériez moissonner comme des colombes, je vous les arrachai une à une, au jour le jour, opposant la ruse à la violence de votre conduite, touché de leurs périls et plus alarmé des vôtres. Je devins ainsi votre démon et votre ange, votre sauveur et votre bourreau. Si dans ce que j’ai fait, un seul motif humain a pu me guider, ce ne serait, comte, que celui de la reconnaissance qu’un criminel comme moi a vouée à votre mère. Jugez-moi, vous savez tout.

Un silence glacé suivit cette confession de Saint-Preuil, pendant laquelle Lauzun, ému et troublé, se crut lui-même transporté dans un monde nouveau pour lui. Ce martyre résolu, dans un homme qui se croyait encore indigne de l’éclat d’une conversion, jetait son esprit dans un sombre étonnement. Il avait sous les yeux un cénobite et un capitaine, un homme dépassant les austérités d’un religieux et