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LES MYSTÈRES DE L’ILE SAINT-LOUIS

Huit heures venaient de sonner à Saint-Antoine, quand, par un magnifique dimanche d’été, un vieillard sortit de l’hôtel en question, en ayant soin d’éviter les regards indiscrets des promeneurs de la place Royale, dont un quart d’heure après on devait fermer les grilles.

C’était un homme encore vert, dont une large perruque encadrait le teint bilieux ; deux petits yeux gris, pareils à ceux d’un chat, animaient seuls son visage d’une expression assez fine. Il était vêtu d’un habit de velours brun, et s’appuyait sur une béquille digne par sa hauteur de celle de madame Pernelle. Évitant la promenade dans le jardin, il atteignit bientôt le boulevard de l’Arsenal, où il sembla respirer plus à l’aise ; puis fronçant le sourcil devant la Bastille, il gagna brusquement la Seine, et se pencha à l’un de ses parapets.

Ce spectacle ardent, enflammé que présente le fleuve aux derniers rayons du soleil, ces barques dorées par le reflet du couchant, ces aiguilles, ces dômes qui semblent émerger au loin de la Seine, ces maisons flottantes d’où s’exhalait à cette heure un parfum acre de marée ou de cuisine, ces nuages de feu sur lesquels se découpait Notre-Dame, tout plongeait le vieillard dans une muette contemplation. Il examinait surtout avec une attention minutieuse la conformation de chaque navire, et suivait de l’œil avec intérêt la manœuvre des bateliers. Peut-être sa pensée le reportait-elle alors vers d’autres fleuves et d’autres rivages, peut-être songeait-il à quelque être absent qu’il ne devait plus revoir.

Cependant, nous devons le dire, il y avait dans les larmes qu’il versait alors, du dépit et du courroux. Isolé dans le monde, il se retrouvait encore plus seul devant ce panorama silencieux. Ces couples rustiques sortant des touffes vertes d’une guinguette, ces bourgeois endimanchés, ces musiciens du port chantant des Noëls ou préludant à des courantes sur leur archet rauque, lui faisaient mal. Cette joie le rendait triste.