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ANTOINE DÉCHAÎNÉ

Il m’a fallu dix ans pour devenir son ami, je veux dire pour être à mon aise auprès de lui, car j’ai commencé par le trouver admirable mais terrible. Il m’avait joué une comédie à l’Odéon ; je l’avais observé en silence : il était absorbé par mille soucis ; je me disais qu’il ne fallait pas lui voler son temps ; qu’étais-je ? un ignorant devant sa riche expérience. Mais le démon du théâtre, loin de me délaisser, me posséda. Je revins vers Antoine avec des manuscrits. Il les lut chaque fois sur l’heure et ses décisions, favorables ou non, me remplirent toutes d’une terreur sacrée. C’est qu’il a dans l’éloge, comme dans le blâme, une violence qui transit. Maintenant encore que j’ai pris sur moi, et que je sais le juger dans la sérénité, j’éprouve une émotion qu’aucun autre lecteur ne me donne, quand ayant parcouru ma prose, il lance, sans me dire bonjour :

— Épatant, mon vieux, votre affaire !

Ou bien :

— Qu’est-ce que vous avez ? Êtes-vous ma-