Page:Benjamin - Grandgoujon, 1919.djvu/20

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
22
GRANDGOUJON

Puis il répétait comme tout le monde : « Ça au vingtième siècle ! » Mais Madame Grandgoujon, hochant la tête :

— Il faut dire que la France…

— Qu’est-ce qu’elle a fait ?

— Pourquoi a-t-on chassé les religieux ?

Il ne voyait pas le rapport établi par la sensibilité fantaisiste de sa mère. Alors il croisait les bras : « Que de ma vie je rencontre un Boche !… »

Le plus grave est qu’il perdait son appétit héroïque. Il le retrouva par la crainte de maigrir : pesant moins de cent kilos il pouvait être pris. Pourtant, il était sincèrement patriote ; il n’avait que de saines idées qui portaient la marque de son cœur. Du fond de l’âme il disait « que la vallée de la Loire, les œuvres de Molière, le Louvre et notre langue admirable, tout ça, tonnerre de chien, valait bien qu’on se fît tuer ! » Mais quand, après trois mois, il fut question de tenir, de durer, et de visiter tous les hommes pour former des armées nouvelles, il se sentit la gorge sèche et les jambes défaillantes. Il ne faisait plus une lettre sans écrire : « On vit dans une atmosphère… électrique !… On a une pile dans la main… Je ne forme plus mes mots… Ce sont des étincelles… » Enfin, comme sa conscience était encore plus forte que sa peur naturelle, il n’avait de cesse qu’il ne l’eût mise en repos par un bon raisonnement. Et ainsi Grandgoujon n’était peut-être pas plus faible que la majeure partie des humains ; il appartenait à l’honnête moyenne, sans rien d’un héros, mais se