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GRANDGOUJON

était de ces gens qui, depuis le 2 août 1914, enduraient un martyre moral, incapable de respirer à l’aise dans le même air que des voisins malheureux, — et d’une sincérité instinctive, lorsqu’au sortir d’un repas fameux, ventre chaud et bouche vermeille, gras tel que l’avait fait sa mère, épanoui malgré lui, il disait en haletant, dans un sursaut de réflexion réveillée :

— Cette guerre… me tuera !

Elle l’épuisait, sans que le monde vît comment.

N’étant pas sous les armes, et de figure poupine, il faisait l’effet d’un profiteur échappé au recrutement. Des femmes valeureuses pensaient, la bouche pincée : « C’est un fournisseur des armées. » Mais la mine, quel trompe-l’œil ! Grandgoujon était une victime méconnue de cette catastrophe mondiale, trop brave homme sans être brave, de grand cœur et de petit courage, sans force pour dominer ses peines, car il était né d’une mère tendre et d’un père souriant.

Ce père, à l’âme douce, avait adoré la vie, ingénument. Certains officiers ministériels l’ayant dépouillé de ses rentes, il ne leur avait point gardé rancune, les excusant d’un mot qui le condamnait lui-même :

— Je ne me connais pas aux affaires d’argent…

Et il était entré dans l’administration. Fonctionnaire aimable, craintif et poète, heureux de ses habitudes et de sa sécurité, mais aimant les voyageurs, les enfants ou le passage d’un nuage qui projetait sur ses paperasses une ombre passagère. Hélas ! cet homme délicat, loin de tenir tête