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Page:Benjamin - Le Major Pipe et son père, 1918.djvu/160

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LE MAJOR PIPE ET SON PÈRE

pauvres pipes. Ils suivent des rues encrassées, entre des murs qui crachent des jets de vapeur, et leurs visages, comme les habits, comme la chaussée, comme les toits, comme le ciel, sont ternes, poudreux et couverts d’une matière fine, calcinée, desséchée, résidu de fabrique, cendre de l’industrie, qui vole, flotte, se pose, sur tout, et qui fait songer à une immense destruction plutôt qu’à la force d’une création nouvelle.

— Mon Dieu ! se lamentait M. John Pipe, pour nos yeux, pour le cœur, pour l’esprit, que de saisissement dans une cité pareille !

Les yeux qui n’ont pas l’habitude de cette détresse cherchent des couleurs, des reliefs qui vivent. Ni le ciel, ni la terre ne les peuvent donner. Mais, soudain, dans un faubourg obscur, on découvre quelque marchand d’oranges, et il suffit d’une corbeille de ces fruits merveilleux, venus d’un pays de lumière, pour donner de la joie et de la stupeur. Des charcutiers aussi pendent à leurs étalages des saucisses d’un rouge vif qui sont un étonnement. Surtout, dès qu’on sait par le calendrier qu’Avril paraît aux environs, presque toutes les femmes, même les plus pauvres et les plus lasses, se sentent un vague à l’âme et aiment à se payer des chapeaux roses,