Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 1, 1911, 3e mille.djvu/95

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nalier qui nous liait à elle, quand elle est depuis un an, dix ans et davantage, absente, corps et âme, du monde des apparences ?

Peut-être ne meurt-on pas, en somme ? Qui sait si le spiritisme n’enseigne pas la vraie vérité ? En tout cas, on meurt « moins » si l’on fut aimé, et cela est sûr.

Je vais plus loin. Lorsque le coup qu’elle assène est trop méchant, semble lâche comme le hasard, et défie toute philosophie, fût-ce le fatalisme, il arrive que la mort, par contre-coup, active le phénomène de la mémoire, en multiplie les évocations et en assure le triomphe. Son iniquité devient pour la victime un gage certain de survie, ou, si vous voulez, de longue reviviscence. Ce qui chantera de plus clair dans Chantecler, Rostand l’a dit lui-même, c’est le vide vivant où la forme du coq idéal se moule encore. Nous le comprenions tous, à Pont-aux-Dames, en suivant la voiture sombre.

Mais ce n’est pas assez. Songez à ceci : les quatre mille personnes qui lui formaient cortège ont toutes connu l’artiste illustre sous un jour propre à elles-mêmes, selon des fortuités individuelles diverses et différentes ; si on les interrogeait une à une, chacune d’elles tirerait de sa mémoire l’effigie d’un Coquelin qui fut « le leur», celui qu’ils aimèrent, admirèrent ou hantèrent personnellement, et qui perdure en eux sous cette espèce. Voilà donc la mort attaquée dans son œuvre d’anéantissement par quatre mille mémoires, et vaincue quatre mille fois, vous dis-je, sur une simple route de village. Souvenons-nous, et nos morts vivront. Voici le mien.

Ma première rencontre avec Coquelin date de 1864 et remonte par conséquent à quarante-six ans,