Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3, 1912.djvu/105

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pouvais pas le prendre au mot et lui rendre sa liberté. Antonin était en effet un des quatorze enfants de la sœur de Carlotta et d’Ernesta Grisi, soit de cette Marina qui était entrée par alliance dans la famille napolitaine des hauts seigneurs de San Valentino. J’étais donc son parent par ma femme. Il nous était arrivé un soir, dans un état assez précaire, que nous avions dû deviner d’ailleurs sous sa cape dentelée de Don César bisicilien. Employé d’abord dans un grand établissement de Crédit public, puis dans une Compagnie d’assurances, il n’avait pu, à l’une ni à l’autre, se plier aux mauvaises manières des gens de bureau, et surtout, je crois, à leurs charges inélégantes. Peut-être même avait-il tiré contre ces cabrions du rond de cuir le sabre de Gaëte dont il devait plus tard suspendre les éclairs sur la tête chenue du lamentable Prinsler. Toujours est-il que pour utiliser ses loisirs, je l’avais prié de me relever pour mon salon à l’Officiel, quelques notes à l’Exposition Universelle, dans la section italienne, sur les chefs-d’œuvre peints ou sculptés de ses compatriotes. Enfin, à la fondation de La Vie Moderne, il m’avait suivi dans mon aventure et s’était assis de lui-même, par forza del destino, à la place où nous avions le plus besoin d’un honnête homme, vigilant et dévoué, et certes, il était ce cerbère à triple gueule.

— Il a passé bien peu de gens bien élevés, aujourd’hui, sur les boulevards, lui disait Georges en compulsant son livre à souches.

— Ne m’en parlez pas, cher administrateur. Mais qu’importe, nous ne voulons que de l’élite, n’est-ce pas ?

— Sans doute, Monsieur Antonin, mais je la croyais plus nombreuse.