Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3, 1912.djvu/291

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ou cinq générations vivantes ou survivantes. Les vieux meubles sculptés y foisonnaient, armoires, coffres, hauts sièges et bahuts, et aussi les rampes de fer forgé, les vieux ivoires de Dieppe, les faïences de Rouen, et des portraits enfumés des chefs de lignée, comme dans Hernani. Or cette lignée cauchoise s’appelait tout simplement : Lenu. Il n’en restait qu’un seul représentant, qui était prêtre et que d’ailleurs on disait fou. On ne le voyait jamais et nulle part, même à l’église. Il vivait, les volets clos dans une tourelle, inconsolable, disait-on, de la fin de sa race, la race des Lenu, qu’il terminait en une démence d’ailleurs inoffensive.

Les fils de Mélingue ont souvent peint et dessiné cette ferme seigneuriale tandis que leur père, dans une petite boutique attenante faisait tailler sous ses yeux et souvent taillait lui-même, quelque costume de d’Artagnan, de Salvator Rosa ou de Lagardère, chez le Dussautoy du patelin.

— Eh ! bien, me criait-il quand je passais, ça va-t-il cette pièce ? Travaillez-vous ? Venez donc me montrer ce que vous en avez fait.

Mais je n’en étais qu’au plan, et, dans la cressonnière enchantée, je me berçais de mon rêve, heureux de l’état de conception qui est le bon moment des poètes et redoutant d’en venir à cette exécution toujours si décevante où, pour mieux voler, on se plume les ailes. Du reste si j’avais la ferme je n’avais pas le château de la pièce, par conséquent le châtelain, qui en était l’un des principaux personnages. Au bout de quelques excursions j’en trouvai un, conforme enfin à ma recherche, sur la route de Dieppe et non loin d’Ouville-les-Trois-Rivières.