Page:Bergerat - Souvenirs d’un enfant de Paris, vol. 3, 1912.djvu/296

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remanier sur le vif — car le point de vue devient si différent quand les pensées prennent un corps et que le rêve passe à l’action — et j’entrerais résolument en campagne en invoquant, pour les suprêmes inspirations de la bataille, le dieu des audacieux et des poètes, dont vous êtes incontestablement un dévot et un desservant.

« Mais, pour ce qui est de moi, je vous avoue que je suis devenu incapable d’y voir un peu clair sans cela : la mise en chair et en os.

« Bien sympathiquement à vous,

« E. Got. »

On peut se demander, non sans raison du reste, pourquoi après avoir gardé cette consultation théâtrale pendant trente et un ans dans mes papiers, je juge opportun de la mettre en lumière. Mais outre que je trace mes souvenirs, et qu’elle en relève, la lettre du bon doyen est intrinsèquement un document intéressant en ceci qu’il donne la clef psychologique de l’état d’âme professionnel des malheureux comédiens investis par privilège du droit de décider de la viabilité d’une œuvre dramatique. Avez-vous jamais songé à ce qu’ils endurent ? Car enfin ils ne « savent » pas, et ils savent qu’ils ne « savent pas ». Ils le disent loyalement eux-mêmes. S’ils savaient, ils ne seraient pas comédiens, bons surtout. Les deux arts, celui où l’on crée et celui où l’on interprète, sont à chien et chat, comme induction et déduction, la mésentente est entre eux fondamentale. Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Molière, « leur » Molière. En vérité, on leur en demande trop tout de même, et